Dans l’attente d’un mot de lui
Cette attente, elle est tout aussi excitante que douloureuse. Vous vous êtes déjà vus quelques fois, mais c’est le genre de personne qui aime à jouer le secret, le mystère, et se dérobe à toutes vos prédictions…
« Avant chaque rendez-vous, vous consultez longuement vos amis : quel signal lui envoyer ? comment manifester votre intérêt, voire votre impatience ? peut-être mieux vaut-il jouer la distance, l’indifférence ? serait-il judicieux de lui faire parvenir un petit mot de rappel la veille, au risque de paraître trop pressant(e) ? ou se ronger les ongles jusqu’au jour J reste-t-il encore la meilleure option ?
Dans l’intervalle de temps qui vous sépare du prochain rendez-vous, tout est encore possible. Souvent, l’imagination va bon train : cette étape sera-t-elle une ouverture, ou une clôture ? Quels seront les mots exacts qui seront employés ? Quelles tournures de phrases résonneront encore dans votre esprit, même des années plus tard, lorsque vous repenserez à cet épisode qui aura remué en vous tant d’espoir ? Dans ces moments d’attente, tout est sujet à interprétation, exégèse même, tant la voix de l’autre prend des allures d’oracle de Delphes. Souvent, ce décorticage de la moindre virgule se fait collectivement : on demande expertise et contre-expertise, on publie des avis argumentés en mobilisant des exemples passés, on serait prêt(e) à se disputer pour savoir quel ton employer – ironique pseudo-distancié ou sincèrement engagé, jusqu’à trop en dévoiler ? On n’est pas loin de la tribune de presse tant la matière est sensible, inflammable.
Dans les Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977), Roland Barthes consacre tout un chapitre à l’attente. “Il y a une scénographie de l’attente, affirme-t-il : je l’organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l’objet aimé et provoquer tous les effets d’un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre.” Il s’agit d’orchestrer le temps, de se préparer à ce qui sera forcément une petite déception, tant les projections auront été intenses. Quoi qu’il arrive, la réalité parviendra en effet difficilement à la hauteur du petit film parfois typique d’une comédie musicale hollywoodienne que nous avons pu tranquillement monter, à l’abri du studio de notre imagination.
“L’attente est un enchantement : j’ai reçu l’ordre de ne pas bouger”, poursuit Barthes. Enchantement au sens d’un sort qu’on nous aurait jeté et qui nous aurait transformé(e) en statue impatiente, à la fébrilité empêchée. Nous sommes immobiles, en apnée, nous reportons toute obligation, refusons tout engagement, jusqu’au moment fatidique. Surtout pas de court-circuit. Même la visite d’un chef d’État ne saurait nous faire bouger le petit doigt. “Si tu reviens, j’annule tout”, comme dirait l’autre.
Depuis maintenant presque trois mois que les passions se déchaînent, ce vendredi, tout devrait enfin se dénouer. Le Conseil constitutionnel rendra sa décision concernant le projet de loi rectificatif de la Sécurité sociale portant réforme des retraites, et la France pourra enfin reprendre sa respiration – dans la satisfaction ou la déception, selon. En attendant, l’incertitude rend ce moment politique inédit digne d’un soap opera ! »
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Les “Fragments d’un discours amoureux” sont le best-seller de Barthes.
La liberté dans laquelle Roland Barthes écrit “Fragments d’un discours amoureux” est considérable.
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