Roland Barthes et Nadar. Prise sur le vif

Un an avant sa mort accidentelle, Roland Barthes écrit La Chambre claire, réflexion sur l’essence de la photographie. Curieuse coïncidence : c’est peu avant de disparaître qu’il se tourne vers ce medium qui fixe des instants évanouis et conserve les images d’êtres souvent disparus. La photographie, davantage que le cinéma, a partie liée avec le réel le plus contingent, le plus éphémère et, en même temps, elle est susceptible de saisir l’identité profonde d’une personne. Ce pouvoir expliquerait que les portraits qui ont guidé sa réflexion soient ceux de mères : la sienne, dont il refuse de reproduire l’image dans le livre, et celle qu’il prend pour la mère de Nadar (en réalité sa femme), modèle d’« une des plus belles photos au monde ».

Sa démarche n’est pas classique. Il s’appuie tant sur l’œuvre des grands photographes, dont Nadar, l’un des premiers (aux deux sens du terme), que sur des clichés de famille. Il ne s’attache pas à leur dimension esthétique, mais à des détails apparemment insignifiants, petits fragments de réel brut qui parlent à son imagination et à son désir. Car, pour arriver à l’essence de la photo, au lieu de puiser dans les ressources de l’histoire ou de la sociologie, Barthes suit le fil d’Ariane de son propre désir. Qu’est-ce qui fait qu’une photo l’attire, le retient, alors que d’autres, spectaculaires ou virtuoses, le laissent indifférent ? C’est ce qu’il nomme le « punctum », qu’il distingue du « studium ». Le « studium » est l’intérêt général, d’ordre culturel, qu’éveille une photo et qui dépend des intentions du photographe. Le « punctum », lui, consiste la plupart du temps en un détail qui n’a pas été délibérément choisi par ce dernier et qui vient frapper notre regard sans qu’on y songe. Malgré son impact, il n’est pas toujours facile à repérer ou à décrire avec précision (est-ce la peau, la position des mains, les chaussures de tel modèle ?), d’autant qu’il peut dépendre des souvenirs personnels de chacun. Il accapare notre esprit et stimule notre imagination de telle sorte que les êtres semblent soudain dotés d’une vie extérieure au cadre de la photo. Pour prendre un exemple proche de celui que cite Barthes, le « punctum », sur le portrait du baron Taylor par Nadar, ce seraient les doigts fripés, boudinés et grumeleux du célèbre philanthrope devenu sénateur sous le Second Empire. Et sur le portrait d’Ernestine, sa femme (voir photo) ? Le critique ne le dit pas, laissant chacun en faire l’expérience. Ce pourrait être le mouvement espiègle des mèches blanches qui auréolent le visage, surtout si elles ressuscitent, en une réminiscence proustienne, la présence de notre propre mère…