Classe moyenne, ça commence vraiment à 4 000 euros ?

La formule a déclenché la polémique. Interrogé dans l’émission Le Grand Jury sur LCI et RTL à propos de l’opportunité de faire contribuer davantage les plus riches en période de crise, François Bayrou, maire de Pau et haut-commissaire au Plan, a répondu qu’il fallait savoir « ce qu’on entend par “les plus riches” ». Alors ? « Un revenu de 4 000 euros, je ne dis pas que c’est les riches, affirme François Bayrou, 4 000 euros par mois, pour moi, c’est “classe moyenne” ».

Du coût de la baguette à celui du ticket de métro, définir le juste prix pour les acteurs politiques relève de l’examen de passage médiatique, prouvant souvent leur « déconnexion ». On se souvient du pain au chocolat à 10 ou 15 centimes de Jean-François Copé, du ticket de métro à 4 euros de Nathalie Kosciusko-Morizet ou de la baguette à 7 euros de Lionel Jospin. En 2007, François Hollande, invité à définir ce que signifiait être riche, citait, lui, le seuil de 4 000 euros de salaire mensuel. Alors qu’en est-il ? À 4 000 euros, est-on riche ou “moyen” ?

Un concept économique

Selon l’Insee, en France, le salaire net moyen dans le secteur privé en 2018 s’élève à 2 369 euros. Il est de de 2 573 euros mensuels dans la fonction publique d’État. En revanche, il n’existe pas de définition claire de la classe moyenne. L’Observatoire des inégalité en propose une : la classe moyenne représente les 50 % qui n'appartiennent ni aux 30 % les plus modestes, ni aux 20 % les plus aisés. Selon cette définition, appartiennent aux classes moyennes ceux dont le salaire oscille entre 1 300 et 2 300 euros net mensuel. 

Une moyenne sociologique

François Bayrou s’est lui-même corrigé dans le quotidien Sud-Ouest, précisant qu’il parlait bien du revenu par ménage et non par personne, mais déjà les critiques fusaient. C’est que le terme de « classe moyenne » lui-même est captieux. Il ne désigne pas seulement un concept économique, selon le niveau de vie, celui retenu notamment par François Bayrou et l’Observatoire des inégalités. Il désigne aussi une notion sociologique (selon un critère professionnel) et politique (lié aux mesures dirigées vers un groupe social). Surtout, il est normatif. La classe moyenne incarne en effet un idéal raisonnable entre l’excès de richesse et la trop grande pauvreté. 

Un idéal politique 

Cet idéal remonte à Aristote, qui le premier définit le « juste milieu » comme une vertu non seulement pour l’homme mais pour la société dans son ensemble, car « c’est là où la classe moyenne est nombreuse qu'il y a le moins de factions et de dissensions parmi les citoyens. Et les grandes cités sont plus à l’abri des factions pour la même raison, parce que la classe moyenne y est nombreuse ». La classe moyenne est donc facteur d’équilibre. Cet idéal se retrouve au XVIII^e siècle, sous la plume de Montesquieu qui vante à son tour la médiété dans De l’esprit des lois, car « une république, où les lois auront formé beaucoup de gens médiocres, composé de gens sages, se gouvernera sagement ». 

La classe moyenne apparaît dans son acception moderne au tournant des XVIII^e et XIX^e siècles, à la suite de la Révolution française, alors que la bourgeoisie s’impose face à l’aristocratie. Quand cette dernière se voit définitivement remise en cause, vers 1830, Tocqueville peut ainsi écrire que « le triomphe de la classe moyenne a été complet ». À mesure que la bourgeoisie prend la première place au sommet de l’échelle sociale, une classe intermédiaire se recompose et prend sa place, autour des petits propriétaires, de la petite entreprise, des indépendants. 

Et s’il fallait s’en passer ? 

Durant les Trente Glorieuses, le sociologue Henri Mendras table sur la disparition, à terme, des classes moyennes par un processus de « moyennisation » de la société. Il parie sur la diminution des écarts socio-économiques entre les individus, l'homogénéisation des comportements et l'accroissement des catégories intermédiaire. Mais aujourd’hui, si une majorité de Français continuent de se reconnaître dans la notion de classe moyenne, ils sont cependant de moins en moins nombreux à y voir un idéal régulateur, celui que vantait François Bayrou lui-même dans nos pages. Ils étaient 58 % en 2019 selon l’Ifop contre 70 % en 2008. À l’estimation généreuse de François Bayrou s’ajoute donc à un sentiment de déclassement, celui qui a fait de la classe moyenne non plus un principe de stabilité sociale, un ensemble homogène, mais une catégorie disparate régroupée sous le seul critère économique… une étiquette sous laquelle de moins en moins de monde se retrouve. Et s’il fallait se passer de la classe moyenne ?