Bridgestone, David Hume et le pneu crevé de la promesse

L’annonce a fait l’effet d’une bombe. Le groupe japonais Bridgestone, leader mondial des pneumatiques, a indiqué son intention de fermer son usine de Béthune (Pas-de-Calais) en 2021, mettant en péril les emplois de 863 salariés. Fait rare, la région des Hauts-de-France et l’exécutif ont publié un communiqué commun, mercredi 16 septembre, pour condamner cette décision « brutale sur la forme et incompréhensible sur le fond ». L’usine de Béthune avait en effet bénéficié d'aides de l’État en 2008 ainsi que du CICE, et son directeur assurait encore fin 2019 vouloir retrouver « une stabilité opérationnelle ». Le fabricant de pneus, qui n’a fait aucune proposition alternative à la fermeture et n’a pas sollicité la puissance publique pour amortir la casse, opère donc un virage à 180 degrés. En rompant ainsi sa promesse de pérenniser l’activité sur ce site, Bridgestone enfreint une règle fondamentale de la vie en société décrite par David Hume dans son Traité de la nature humaine : le respect de la parole donnée. Celui ou celle qui se dédit met en danger sa réputation, mais aussi la stabilité de la collectivité entière. 

Comment Bridgestone se justifie

Le groupe assure avoir motivé sa décision par « des problèmes de marché structurels », une surcapacité de production en Europe et la concurrence des marques asiatiques à bas coûts. Le coup d’arrêt du marché de l’automobile pendant le confinement (-40 % au premier semestre 2020) n’est donc pas le seul responsable de cette volte-face. En guise de réponse, le porte-parole du gouvernement Gabrial Attal a évoqué « une trahison », reprochant à l’industriel d’avoir « sous-investi dans le site de Béthune au profit d'autres sites » et de n’avoir « fait aucune proposition quand l'État et la région Hauts-de-France ont présenté des mesures de soutien dans le cadre du plan de relance ». Le président de la région, Xavier Bertrand, a quant à lui accusé les dirigeants de Bridgestone d’être « des menteurs, des cyniques ». Le groupe japonais assure toutefois vouloir limiter le nombre de licenciements grâce à des mesures de préretraite, de reclassement interne ou externe des salariés et la recherche d'un repreneur. 

L’importance des promesses selon Hume

Dans son Traité de la nature humaine (1739-1740), David Hume explique que la stabilité d’une société dépend de trois grands principes de justice : 

• le respect de la propriété privée
• la possibilité de transférer ses biens par consentement
• la nécessité de respecter ses promesses

« Quand un homme dit qu’il promet quelque chose, il exprime effectivement la résolution d’accomplir cette chose ; et, en même temps, par l’emploi de cette formule verbale, il se soumet à la punition qu’on ne se fie plus jamais à lui, s’il fait défaut », écrit-il. Mais le respect des promesses va au-delà d’une obligation morale individuelle. Selon Hume, cette exigence constitue le ciment de toute association humaine : c’est en honorant les promesses que la confiance peut s’instaurer entre les membres d’un groupe. Manquer à sa parole n’est pas seulement malhonnête, c’est potentiellement destructeur pour toute la société, puisque chacun peut soudain se sentir exempté de toute responsabilité envers autrui. Si Bridgestone parvient à ses fins, un climat de défiance généralisée pourrait s’instaurer à deux niveaux : entre les salariés travaillant dans des entreprises en difficulté qui pourraient être tentées d’imiter le fabricant de pneus, mais aussi entre les travailleurs et l’État, puisque ce dernier pourrait être accusé d’avoir abandonné ses administrés, en péchant par naïveté ou négligence. 

Faut-il davantage de contreparties ?

L’une des difficultés que pose l’affaire Bridgestone a trait à la forme de la promesse fournie par le fabricant. En l’état actuel de la loi, aucune disposition juridique ne contraint en effet les entreprises à faire le maximum pour sauvegarder les emplois en cas d’aide reçue de l’État. La promesse est de nature verbale plutôt que contractuelle. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a dénoncé cet aspect formel structurellement désavantageux pour l’État : « Le gouvernement, quand il parle de contreparties, c’est : “S’il vous plaît, soyez gentils”, mais ce n’est pas suffisant. » Dans le Traité de la nature humaine, Hume explique que les promesses commerciales dépendent de « conventions » sociales établies à l’avance, qui rendent possible leur mise en application. Contrairement à la sphère intime, qui peut se passer de contrats, puisque les relations sont d’ordre « désintéressé », la sphère économique doit établir des protocoles stricts, comme le fait de coucher sur papier une promesse en prévoyant des contreparties en cas de défection. Le gouvernement devrait peut-être suivre le conseil de Hume s’il veut éviter que d’autres entreprises ne soient tentées de procéder à des fermetures d’usines sauvages.