David El Kenz : “Le massacre est un moyen tactique d’obtenir la soumission par la terreur”

Des enquêtes vont être menées à Boutcha et dans d’autres localités près de Kiev, où plusieurs massacres de civils ont été commis par l’armée russe. Faut-il s’étonner que ces violences aient eu lieu ?

David El Kenz : Ces massacres n’ont malheureusement rien de surprenant. Il est vrai qu’au tout début du conflit, l’armée russe semblait procéder avec une certaine retenue en Ukraine. Peut-être que dans un premier temps, les stratèges russes voulaient faire une guerre « propre », dans un pays proche culturellement et ethniquement du leur. Mais vu les circonstances et les difficultés rencontrées par les militaires russes sur le terrain, ils ont visiblement changé de stratégie, rejoignant par endroits des niveaux de violence équivalents à ceux pratiqués en Tchétchénie ou en Syrie. Il faut se rendre à l’évidence, depuis plusieurs semaines, la pratique militaire prônée par Poutine est celle d’une guerre à outrance, qui vise autant les adversaires militaires que les civils.

Peut-on voir dans ces massacres de civils des “dérapages” ou des actions plus systématiques, réfléchies à l’avance ?

L’objectif premier d’un massacre est la terreur des populations. C’est un outil froid, cynique et tactique, qui appartient à la grammaire de la guerre. Il est difficile d’accepter cette idée, mais un massacre ne relève presque jamais du dérapage. On peut aussi considérer que le dérapage appartient à la tactique de terreur. En Ukraine, Poutine veut obtenir la soumission des Ukrainiens. Il est bien sûr impossible de savoir s’il a lui-même ordonné le massacre de civils, mais la propagande absurde et totalement mensongère qu’il met en place au sujet des Ukrainiens, supposément « génocidaires », permet de fait d’atténuer la culpabilité éventuelle des soldats commettant ce genre d’atrocités. Les Russes sont sans doute persuadés d’avoir massacré des nazis, qu’ils considèrent comme des barbares pour le Russe moyen. Il existe d’autres cas de figure, où le massacre n’est pas tactique mais rejoint davantage l’idée d’une vengeance. C’est le cas à Marioupol : l’armée russe commet un « urbicide » pour punir la ville de la résistance victorieuse qu’elle cherche à imposer aux Russes. Le massacre peut également représenter une forme de récompense – certes, terrible. On constate alors qu’une violence de prédation est accordée aux combattants, à qui l’on donne licence pour tuer, violer et piller. Le dernier cas de figure correspond aux guerres civiles. Là, le massacre est commis « de bonne foi », sans culpabilité aucune : c’est une façon de tuer pour ne pas être tué en premier. Mais ce n’est pas le cas en Ukraine. Les soldats russes n’ont pas peur d’être massacrés par des civils ukrainiens.