Bêtes de guerre

Cela fait un an qu’une guerre sans merci ravage le sol européen. Hier soir, Michel Eltchaninoff est allé au cinéma regarder un documentaire sur le premier acte de ce conflit, la bataille de Kiev. Et il s’est retrouvé devant un film qui se déroule… dans un cirque.

« Un drôle de film de guerre donc, où l’on ne voit ni soldats ni batailles, mais des saltimbanques et des animaux. 2, Place de la victoire, Kyiv, disponible en replay sur le site de France Télévision et projeté certains jours au cinéma, est le fruit du hasard et de la nécessité. Nécessité, pour le cinéaste Romain Goupil, de partir en Ukraine, à contresens des dizaines de milliers de réfugiés qui fuient leur pays aux premiers jours de l’invasion russe. Hasard des rencontres, puisque le réalisateur cherche un endroit où loger dans la capitale désertée. Il atterrit dans le cirque de Kiev, qu’une partie du personnel n’a pas quitté. Comment pourraient-ils laisser leurs tigres, leurs chevaux, leurs chiens savants sans soin ni nourriture ? Il n’est évidemment plus question de spectacle, mais cette poignée d’hommes et de femmes sont restés pour s’occuper d’eux, et aussi parce qu’ils n’envisagent pas de laisser la ville aux mains des Russes. Car l’armée ennemie occupe les faubourgs – Boutcha, Irpin, Gostomel – et menace la capitale.

Le réalisateur, dans la modeste chambre que lui prête Vladislav, le directeur francophone du cirque, est soumis comme tout le monde au couvre-feu de 20h à 7h du matin. Et le reste du temps, la ville est vide. Seuls quelques magasins sont restés ouverts. Les gens se terrent chez eux, sont partis combattre, ont fui. L’angoisse et l’épuisement qu’endurent les Kiéviens en ces premiers jours de guerre, il les ressent encore plus fort et les transmet aux spectateurs. Comment distinguer, lorsqu’on débarque de France, entre le grondement d’un orage qui s’annonce, le fracas d’un camion qui passe, le crissement des canalisations et le bruit des tirs ou des missiles ? L’imagination et la bande-son font le reste, et plongent le spectateur dans l’anxiété.

Les êtres humains ne sont pas les seuls, d’ailleurs, à se sentir nerveux. Les tigres, eux aussi, entendent les déflagrations, sentent que rien ne se passe plus comme avant. Ils tournent fébrilement dans leurs cages, sans comprendre la guerre des hommes. Mais les employés du cirque font de leur mieux pour ne pas leur transmettre leur peur. Ils les nourrissent et les cajolent plus que jamais. Puisqu’il n’y a pas grand-chose à filmer de la ville assiégée, Romain Goupil capte ce temps suspendu, cette vie ordinaire surréaliste.

Compagnon de circonstance des dresseurs, des acrobates, des équilibristes (tiens, il n’y a pas de clown…), le cinéaste réalise le plus beau film de guerre qui soit. Pas une épopée héroïque, comme celle que célèbre le lieu où se dresse le cirque, la place de la Victoire ornée de son obélisque que surmonte l’étoile rouge, mais un poème du quotidien. Celui de personnes qui résistent en faisant leur travail, tout simplement, avec des créatures dont ils se sentent responsables. Face à la machine infernale de la guerre et aux fantasmes historiques de Vladimir Poutine, il découvre des êtres qui ne parlent pas de politique, mais de viande à dénicher parmi les invendus, de maisons détruites aux alentours, de réouverture du lieu… un jour.

À la fin de ce mois de mars 2022, les Russes finissent par abandonner leur objectif de prendre la capitale et se replient. La vie va pouvoir reprendre. Romain Goupil quitte la famille du cirque qui l’a adopté. Mais il est parvenu à saisir l’esprit de résistance des Ukrainiens, qui se manifeste non seulement au combat, mais dans le souci de ne pas abandonner les plus fragiles, ceux qui n’y sont vraiment pour rien.

En 1995, au début d’Underground, Emir Kusturica donnait à voir le bombardement du zoo de Belgrade par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, qui permit aux fauves de sortir de leurs cages et d’envahir les rues. Presque trente ans plus tard, Romain Goupil propose une autre vision de l’animal en temps de conflit. Loin de libérer la violence, comme chez Kusturica (devenu un soutien des Serbes les plus belliqueux), la guerre rapproche les bêtes et les humains. Unie dans le danger, une communauté d’êtres sensibles naît sous nos yeux. »

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