Constantin Sigov : “Chacun d’entre nous peut devenir Churchill”
Philosophe ukrainien, professeur à l’Académie Mohyla de Kiev, Constantin Sigov est toujours dans son pays, malgré l’invasion russe. Au téléphone, ce parfait francophone nous raconte les premiers jours de guerre et appelle à un sursaut de tous les Européens pour aider l’Ukraine.
Où vous trouvez-vous en ce moment ?
Constantin Sigov : Je me trouve avec ma famille à quelques kilomètres de Kiev, à Vychgorod, sur l’une des routes de l’invasion russe. L’attaque s’intensifie au moment où je vous parle, que ce soit à Kiev ou à Kharkov, la deuxième ville du pays, à l’Est. Là-bas aussi, il n’y a jamais eu autant de bombardements et d’attaques.
Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Il faut se battre. Il faut résister bien davantage, et à tous les niveaux. En Ukraine, mais aussi à Paris et Bruxelles.
“Si un incident dans une centrale nucléaire ukrainienne survient à cause de l’invasion russe, même sans décision d’une frappe atomique, nous aurons à faire face dès demain à une catastrophe écologique”
Que peuvent faire de plus les capitales européennes ?
La demande d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne a été enregistrée, mais il faut aller plus loin et plus vite. De facto l’Ukraine et l’Union européenne sont déjà ensemble. Elles combattent un adversaire très dangereux et dément. Mais plus rapidement cette adhésion sera réalisée et entrera dans la conscience de tous en Europe, mieux ce sera. Ce sentiment d’unité est indispensable, non seulement à l’intérieur d’un pays, mais dans l’Europe entière. Il faut ensuite incarner cette union de l’Ukraine et de l’Europe par des décisions concrètes. Cela donnera plus de force et plus de courage à tous. Car la tentation est grande, en Europe occidentale, de s’imaginer en sécurité.
Pourquoi ce sentiment de sécurité est-il d’après vous erroné ?
Si un incident dans une centrale nucléaire ukrainienne survient à cause de l’invasion russe, même sans décision d’une frappe atomique, nous aurons à faire face dès demain à une catastrophe écologique. Et la majorité de Français n’y est absolument pas préparée. Ils ne s’imaginent pas se retrouver, eux aussi, à dormir par terre dans le métro. Quand je regarde les discussions sur les plateaux de télévision en France, j’ai un peu l’impression que les participants pensent vivre sur une autre planète. Alors qu’en fait ce qui nous semblait encore loin il y a une semaine est désormais tout près de nous. Et demain cela peut arriver à Paris.
“Seules des décisions concrètes peuvent nous aider à surmonter la peur. Et c’est autant valable en Ukraine qu’en France”
Comment ne pas céder à la panique ?
Seules des décisions concrètes peuvent éloigner le sentiment de panique. Je vais vous donner un exemple en Ukraine. Un tank approche dans un village ukrainien. Des habitants proposent à manger aux soldats qui le conduisent. Pendant qu’on les restaure, un des villageois verse du sucre dans le réservoir à essence du blindé. Et le moteur est fichu. C’est le moyen le plus pacifique, sans cocktail Molotov. C’est ainsi qu’on arrête les tanks. Seules des décisions concrètes peuvent nous aider à surmonter la peur. Et c’est autant valable en Ukraine qu’en France.
Que peuvent faire nos dirigeants ?
Les dirigeants occidentaux devraient par exemple appeler Alexandre Loukachenko, le dirigeant biélorusse, pour lui expliquer que ce conflit n’est pas sa guerre et qu’il ne doit pas envoyer des citoyens de son pays pour y participer. Il faut juste l’effrayer en lui disant qu’il subira le sort de Milošević, arrêté et jugé après les guerres de Yougoslavie. La Pologne vient de les autoriser à se servir de ses aérodromes. Aujourd’hui, tout le monde est invité à prendre de telles mesures. Quant à la Hongrie, elle empêche le passage d’armes par son territoire vers l’Ukraine. Si elle est du côté du Poutine, qu’elle le dise, mais elle ne peut rester dans un entre-deux.
“Beaucoup de choses dépendent des citoyens français”
Beaucoup de Français, aujourd’hui, agissent pour aider les Ukrainiens…
C’est très important, notamment parce que cela poussera les responsables politiques, parfois indécis, à aller plus avant. La ressource fondamentale, aujourd’hui, est le courage individuel et collectif. Or le courage peut se renforcer, ou alors fondre comme neige au soleil. Si l’atmosphère générale, en France, est à la pointe de la solidarité, les politiques auront moins peur. Cela me rappelle le récent film Don’t Look Up (Adam McKay, 2021). Il y a des moments de l’histoire où des gens ordinaires vont rencontrer des leaders d’un pays, et peuvent parfois faire passer le message. Emmanuel Macron comprendra peut-être alors qu’il peut se hisser au niveau d’un Churchill. Tous les Français doivent lui envoyer ce signal. Cela donnera d’ailleurs au pays beaucoup plus de force pour affronter les autres problèmes, économiques, politiques, migratoires. En fait, beaucoup de choses dépendent des citoyens français !
Faut-il craindre l’utilisation par la Russie de l’arme nucléaire ?
Il y a aujourd’hui un réel danger que l’homme qui se trouve dans son bunker au Kremlin, dans un moment de folie, ordonnera une frappe nucléaire sur Kiev. On ne peut pas l’exclure, au moment où les tanks attaquent Kiev. C’est juste le choix d’une arme à la place d’une autre si l’offensive terrestre est repoussée. Mais si Vladimir Poutine reçoit la pleine confirmation que les puissances nucléaires l’anéantiront s’il ose se servir de l’arme nucléaire, alors il n’osera pas le faire. Mais il faut tenir un discours résolu : non pas avoir peur d’une frappe possible, mais comprendre que nous sommes plus forts, et ne pas céder au chantage. Car si jamais Kiev est la victime d’une frappe nucléaire, n’importe quelle ville européenne pourra l’être à son tour.
Vladimir Poutine en est-il capable ?
Il n’a aucun frein. La vie de ses propres concitoyens lui est absolument indifférente. Alors la vie d’Ukrainiens ou de Français, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Comme il se considère entouré d’ennemis, la seule question qu’il se pose est la suivante : comment en détruire davantage ?
“On ne peut pas exclure que dans un moment de folie, Poutine ordonne une frappe nucléaire […] Mais s’il reçoit la pleine confirmation que les puissances nucléaires l’anéantiront dans un tel cas, alors il n’osera pas le faire”
Que pensez-vous de la proposition d’Éric Zemmour d’envoyer Nicolas Sarkozy négocier avec Vladimir Poutine ?
C’est la pire idée possible, car ce serait envoyer au Kremlin des négociateurs qui arrangent Poutine. Cela me fait penser à la phrase du théologien et résistant Dietrich Bonhoeffer : « La sottise est plus dangereuse que le mal, car à la différence de ce dernier, elle est parfaitement contente de soi et tend moins à s’autodétruire. » Il faut aujourd’hui résister non seulement au mal – à l’agression, aux tueries de civils – mais aussi à la sottise.
Que signifie concrètement se retrouver en guerre ?
La guerre est un travail très difficile, et nous nous en rendons compte aujourd’hui. Toutes les nuits, nous dormons par terre dans des caves. La pression psychique et physique est extrême pour tous. Mais de Kharkov à Lviv, en passant par Kiev et jusqu’à Paris, nous devons nous inscrire dans cette tâche, y consacrer toutes nos forces intellectuelles, morales et physiques. À tout moment le rideau d’illusions, qui nous fait croire que tout ceci se passe très loin, peut être déchiré. La violence peut entrer dans chaque maison. Pour que cela n’arrive pas, il ne faut pas se fatiguer ou se détourner de cette question.
Que signifie cet événement dans notre histoire ?
Soit cette guerre renouvelle et renforce la France et l’Europe. Soit elle nous rejette dans les années 1930. Soit l’Ukraine, la France, tous les pays d’Europe incarnent un nouvel ethos, soit nous finirons par être transformés en animaux. L’idéologie du Kremlin veut nous convaincre que la bassesse est toujours préférable à la guerre. C’est exactement ce qu’exprimait Churchill lorsqu’il disait : « Vous avez préféré la honte à la guerre. Mais vous recevrez et la guerre et la honte. » Si chacun d’entre nous, où qu’il soit, devient Churchill, alors la France entière aidera son dirigeant à devenir lui-même un nouveau Churchill.
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