Arnaud Beltrame, quand l’héroïsme tue la mort

Alors que s’ouvre le procès des complices du terroriste Radouane Lakdim qui a assassiné en 2018 quatre personnes avant d’être abattu, retour avec Bergson et Jankélévitch sur le sens du geste du gendarme qui avait volontairement pris la place d’un des otages lors de l’attaque du Super U de Trèbes (11). Pourquoi l’héroïsme saisit-il ceux qui en sont le témoin ? De quoi ce geste est-il la manifestation éthique ?

L’action du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame (1973-2018), qui avait volontairement pris la place d’un otage lors de l’attentat de Trèbes et était mort de ses blessures après avoir tenté de raisonner et de désarmer le terroriste Radouane Lakdim, avait suscité une très grande émotion dans le pays. Signe de l’effet durable produit par cet acte, aujourd’hui, plus de cinq ans après les faits, on ne compte plus les centaines de places, rues ou bâtiments publics qui portent le nom du gendarme en guise d’hommage. À quoi tient cette émotion ? De quoi le geste héroïque est-il le signe ? Il n’implique pas toujours de donner sa vie – comme lorsque le soldat américain Spencer Stone était intervenu dans le train Thalys avec succès pour désarmer un terroriste en 2015. S’il n’équivaut pas toujours à un sacrifice, l’héroïsme implique néanmoins de mettre en jeu sa propre vie, en risquant de la perdre. Et si l’on est prêt à ce risque, c’est au nom de quelque chose qui donne à la vie son sens et sa valeur. Comme le remarquait l’historien Jean-Pierre Vernant à propos de la Résistance à laquelle il avait participé : « Dans la conscience héroïque, pour que la vie mérite d’être vécue, il faut se situer sur un autre plan que celui des valeurs mondaines… La vie n’est elle-même que si quelque chose dépasse ce qu’on appelle simplement vivre » (La Traversée des frontières, Éditions du Seuil).

Une mise en jeu de la vie qui produit un effet saisissant

Le geste d’Arnaud Beltrame avait bien produit un effet d’interpellation éthique. Aussi chacun chercha alors, en guise de réponse, à nommer ce qui avait été mis en jeu. Le président de la République, Emmanuel Macron, dans son discours pour l’hommage national qu’il avait rendu aux Invalides à Arnaud Beltrame, en avait fait un « héros de l’esprit français de résistance », tandis que le général Vincent Desportes affirmait que cette « décision prise en toute connaissance de cause, n’obéissant qu’au devoir et à l’honneur » donnait « un visage à la vertu militaire ». De son côté, le psychiatre Boris Cyrulnik n’hésitait pas à affirmer qu’en proposant son corps pour sauver celui des autres sans rien demander en retour, l’officier était mort « de manière christique », qu’il avait fait un « sacrifice chrétien ». Quelle que soit la pertinence de ces interprétations, leur multiplication est le signe de ce que le philosophe Henri Bergson appellait « l’appel du héros ».

Bergson et la mort de la mort

Dans son dernier grand livre, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Bergson distinguait la morale impersonnelle et la morale absolue. La morale impersonnelle est celle qui se formule sous la forme d’une série d’interdits généraux dont la fonction est de faire pression sur l’individu pour qu’il s’intègre dans la société ; elle se ramène aux règles obligatoires que nous avons contractées les uns vis-à-vis des autres en tant que membres d’une communauté particulière. Mais, à côté de cette morale un peu oppressante des devoirs, il y a ce que Bergson appelle la morale absolue, ou la morale vivante : elle est humaine, au lieu d’être seulement sociale, elle procède non pas d’une obligation qui tombe d’en haut, mais d’un attrait et d’un enthousiasme qui vient du cœur – et surtout, parce qu’elle ne peut pas se formuler abstraitement, elle s’incarne dans une personnalité privilégiée qui devient un exemple et un modèle. Pour Bergson, c’est la fonction du héros que de nous faire passer d’un niveau à l’autre. Grâce à lui, les valeurs et les obligations qui portent une communauté cessent d’avoir un caractère seulement contraignant ; elles acquièrent un visage singulier et authentique. En prenant volontairement la décision de se substituer à une cible d’un terroriste, Arnaud Beltrame a conféré un élan et une générosité à cette exigence de fraternité qui est sur tous les frontons de la République et qui semble parfois un peu irénique. L’appel du héros, c’est donc l’interpellation vivante que le héros fait par son action. « Nous ne le suivrons pas tous, écrit Bergson, mais nous sentirons tous que nous devrions le faire. » En incarnant le courage et la fraternité dans une décision en situation, le héros la fait revivre, il la ranime et la réinvente. Et d’ailleurs, on ne parle quasiment pas du terroriste, de sa revendication. C’est comme si par son acte, Arnaud Beltrame avait remporté une victoire sur l’entreprise mortifère du terrorisme ; en mourant, il a remporté une victoire sur la mort. Vladimir Jankélévitch, dans le très beau cours qu’il avait consacré à Bergson et à sa conception de l’héroïsme, l’exprimait dans une formule choc : « Un héros représente un bond en avant de l’évolution créatrice, c’est la mort en lui qui est morte » (Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, PUF).