Ahilan Kadirgamar : “Les Sri-Lankais expérimentent le fait de recouvrer ce qui leur appartient”

Les mesures répressives qu’il a annoncé vouloir mettre en place pour ramener le calme n’arrangeront rien, explique le sociologue sri-lankais Ahilan Kadirgamar. Le mouvement de protestation est en effet le signe d’un ethos démocratique profondément enraciné dans la société civile, qui se rebelle aujourd’hui contre les conséquences de décennies de politiques néolibérales.

Pourriez-vous résumer ce qui se passe actuellement au Sri Lanka ?

Ahilan Kadirgamar : Le Sri Lanka traverse la pire crise économique depuis la Grande Dépression des années 1930. Et cette crise a créé une crise politique, sans précédent depuis l’indépendance du pays en 1948. Le très puissant mouvement de contestation a contraint le président à fuir. Les gens occupent les bâtiments officiels. Ils expérimentent le fait de recouvrer ce qui leur appartient. Ils essaient d’envisager autre chose pour le pays. C’est une grande révolte démocratique contre les gouvernants – mais ce n’est pas encore une révolution, car une révolution signifierait changer fondamentalement les relations sociales. Cela pourrait se transformer en révolution à un moment donné.

“La grande révolte démocratique qui a lieu en ce moment au Sri Lanka n’est pas encore une révolution, mais elle pourrait le devenir” Ahilan Kadirgamar

Quelle est la cause de cette crise économique ?

La crise économique actuelle au Sri Lanka a de nombreux facteurs. La guerre en Ukraine et la hausse du prix des carburants ont eu un impact direct, d’autant plus que le Sri Lanka est très dépendant de l’économie mondiale et des importations. La pandémie de Covid-19 a également eu un fort impact sur le pays : elle a perturbé le secteur du tourisme (dont l’importance est considérable), et réduit les transferts des travailleurs sri-lankais à l’étranger. Mais lorsque la pandémie a frappé, le Sri Lanka avait déjà une économie assez fragile, avec une dette très élevée. Son économie a été affaiblie par des décennies de politiques néolibérales. Défenseurs de ces politiques tournées vers le marché, nos politiciens ont été incapables d’envisager, par exemple, d’interférer avec la logique du marché, de prioriser les importations, les produits qui entrent dans le pays, et de restreindre certaines exportations vitales. La seule solution a été de rechercher le soutien du FMI – donc de traiter la dette avec plus de dette. Pour les néolibéraux, le problème est que le Sri Lanka n’était plus en mesure d’emprunter davantage d’argent sur les marchés internationaux de capitaux. Je vois les choses différemment : depuis le virage néolibéral des années 1970, et surtout depuis la fin de la guerre civile en 2009, la dette s’accumule, avec des taux d’intérêt très élevés, car le projet néolibéral repose sur l’afflux de capitaux étrangers pour relancer l’économie. Le Sri Lanka est pris au piège de la stratégie d’accumulation du capital financier mondial. Tout ce capital a été absorbé dans des projets immobiliers et d’infrastructures. Il a contribué, en apparence, à la croissance du PIB. Mais c’est une croissance biberonnée à la dette, qui n’a d’ailleurs pas beaucoup profité à la population et au développement de la production nationale. Ces politiques néolibérales ont, principalement, induit des inégalités croissantes.