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Distribution de colis alimentaires aux étudiants de l’université de Perpignan-Via Domitia organisée par un groupe de Gilets jaunes et la Confédération paysanne, le 3 mars 2021. © Nicolas Parent/L’Indépendant/Maxppp

Crise alimentaire

Que veut dire “avoir faim” ?

Nicolas Tenaillon publié le 25 mai 2022 4 min

L’insécurité alimentaire ne cesse d’augmenter dans le monde. Avec la guerre en Ukraine et la décision de l’Inde de ne plus exporter de céréales, elle touche désormais près de 200 millions de personnes. La famine menace tout particulièrement l’Afrique, notamment l’Égypte et le Congo, et une partie du Moyen-Orient, qui importent massivement leurs céréales d’Ukraine et de Russie. Cette situation potentiellement tragique invite à réfléchir à ce que signifie « avoir faim ». Entre douleur de la privation subie, maladie psychique et jeûne volontaire, les philosophes nous aident à penser ce que cette inquiétude du corps peut signifier pour l’âme.

 

Descartes : une preuve de l’union de l’âme et du corps

René Descartes nous rappelle d’abord que la faim fait partie de ces expériences élémentaires qui prouvent que l’âme est intimement mêlée au corps : « La nature m’enseigne par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote dans son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. » (Méditations métaphysiques, 1641). Si la faim n’est pas rassasiée, l’âme en est affectée douloureusement : la liqueur qui ne trouve pas dans l’estomac « les viandes à dissoudre emploie ses forces contre les peaux dont il est composé » (Lettre au marquis de Newcastle). Descartes voit ainsi que la faim peut dérégler le mécanisme du corps, le retourner contre lui-même. Mais il ne va pas jusqu’à dire que si le corps est trop affamé, l’âme ne peut plus penser. C’est qu’à ses yeux, l’âme peut maîtriser toutes les passions du corps. Du moins le croit-il, lui qui n’a jamais connu la faim, ses maîtres d’internat au collège jésuite de la Flèche lui ayant épargné les jeûnes de Carême parce qu’il était de santé fragile quand il était adolescent.

 

Marx : un moyen de contrôle du prolétariat

Mais lorsque l’on ne sait pas ce que l’on mangera demain, la faim devient pour l’âme, non plus seulement une hantise mais une question prioritaire, obsessionnelle. Ainsi lorsque Karl Marx écrit à son ami Friedrich Engels : « Depuis huit jours, je nourris la famille avec du pain et des pommes de terre, mais je me demande si je pourrai encore me les procurer aujourd’hui » (Lettre du 4 septembre 1852), et lorsqu’on sait que son fils Edgar mourra de sous-alimentation, on comprend mieux pourquoi le même Marx en appelle à résoudre ce que Robespierre appelait « l’éternel problème des subsistances » par une nouvelle révolution. Dénoncer le capitalisme revient pour Marx à critiquer un système qui entretient la faim afin d’exploiter le plus possible le prolétariat, et s’en sert comme d’une menace pour maintenir des salaires très bas. Faire advenir le communisme, ce sera au contraire donner à chacun de quoi manger décemment, sans crainte du lendemain. Le mérite de Marx est peut-être d’avoir perçu que le problème de la faim est moins naturel que culturel.

 

Vigarello : une obsession esthétique qui vire à la pathologie

Mais précisément, parce qu’elle est culturelle, la faim n’est pas forcément liée à la pauvreté. Car celui qui peut manger à sa guise, s’il ne se modère pas, dilate son estomac et éprouve de plus en plus… le sentiment de la faim. Tel est le cas du boulimique, qui finit par manger mécaniquement en s’imaginant, pour se justifier, qu’il a toujours faim. Quant à l’anorexique qui, lui, devrait éprouver un tel sentiment, il s’interdit paradoxalement de manger. Ces deux pathologies alimentaires, souvent interprétés comme symétriques, ne relèvent pas seulement de troubles psychologiques. Comme le montre l’historien Georges Vigarello dans Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité (Seuil, 2013), la pression des normes sociales relatives à l’apparence du corps, en particulier en Occident à partir de la fin du XIXe siècle avec l’émergence de l’entretien par le sport, les pratiques balnéaires, le début du marché de l’amincissement, etc., ont généré des attitudes alimentaires tantôt ascétiques, pour se faire une silhouette attirante, tantôt excessives, par dégoût de soi.

 

Weil : une faim mystique et libératrice

Aliénante, la faim ne l’est peut-être que pour celui ou celle qui ne médite pas sur le corps. C’est du moins ce que laisse penser Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce (publié en 1947). La faim fait partie pour elle de « la pesanteur », non pas seulement du besoin mais « des mouvements naturels de l’âme qui sont régis par des lois analogues à la pesanteur naturelle ». Pourquoi les humains supportent-ils la souffrance des queues alimentaires pendant des heures alors qu’ils ne la supporteraient pas pour sauver une vie humaine ? Parce qu’une même action est plus facile si le mobile en est bas : « L’homme ne peut s’empêcher de se tourner vers n’importe quoi de comestible. » La faim est ainsi paradigmatique de la pesanteur. Mais il existe une autre faim qui, elle, nous grandit parce qu’elle est spirituelle : celle de Dieu. Simone Weil retrouve l’idéal du jeûne mystique : non pas une mortification du corps, mais la nécessité de « créer du vide en soi ». On peut choisir la faim parce que, lorsqu’elle est volontaire, le manque ressenti par le corps devient indolore tandis que l’âme, elle, détournée des choses d’ici-bas, peut espérer éprouver la joie d’être comblée par la grâce.

 

Pour conclure…

À l’heure où la famine menace toutefois, on ne saurait trop rappeler combien elle est une torture pour ceux qui la subissent et peuvent en mourir. Comme l’écrivait Knut Hamsun dans La Faim (1890), roman norvégien qui raconte les errances d’un écrivain affamé : « Je devais être inconcevablement maigre. Et les yeux étaient en train de rentrer dans la tête. De quoi avais-je l’air ? C’était le diable aussi d’être forcé de se laisser défigurer vivant, uniquement par la faim ! »

À lire aussi : Foucault, les Pères de l’Église et l’obsession du corps sain
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