Temps, travail et domination sociale
Une recension de Patrice Bollon, publié leAvec l’approfondissement de la crise, Marx revient au premier plan. Mais quel Marx ? À quoi servirait en effet de ressasser la même vulgate présentant une classe ouvrière en régression comme « sujet universel » venant libérer l’Humanité ? Si la référence à Marx a encore un sens, elle ne peut venir que du renouvellement de son analyse.
C’est cette profonde révision philosophique du marxisme qu’offrent deux ouvrages, enfin traduits, et rapprochés par une coïncidence éditoriale : d’un côté, Hégémonie et stratégie socialiste (qui date de 1985), d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe – philosophe politique argentin résidant à Londres, et son épouse, philosophe politique belge –, et, de l’autre, Temps, travail et domination sociale (écrit en 1993), de Moishe Postone, historien et philosophe canadien.
Ces deux bibles postmarxistes, très différentes, se complètent. Partant du constat que, contrairement à ce qu’avait projeté Marx, nos sociétés ne se sont pas polarisées autour d’un conflit ultime entre classe ouvrière et bourgeoisie, mais émiettées entre des demandes hétérogènes – luttes féministes, identitaires, urbanistiques… –, Laclau et Mouffe posent les bases d’un nouveau mode d’intervention politique. Leur maître mot est l’« articulation » : l’émancipation ne passe plus par la lutte des classes, mais par la formation de « volontés collectives », agrégeant des attentes sociales éparses. On retrouve là les thèses du théoricien communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), mais généralisées et approfondies. Laclau et Mouffe critiquent ainsi tous les « essentialismes », réseau d’identités fixes, sociales et politiques sur lequel repose le marxisme, qui entravent, d’après eux, l’émergence d’une démocratie radicale.
Postone a une démarche plus orthodoxe, qui revisite la critique marxiste de l’économie politique. Il redéfinit en particulier la notion d’« aliénation », qui ne tient pas tant à la propriété privée des moyens de production ou au caractère inégalitaire de la distribution des revenus qu’à la formation de la marchandise elle-même. Influencé par l’École de Francfort, Postone soutient que c’est la structure de la marchandise qui suscite des rapports sociaux aliénés. Inutile de tenter de collectiviser la production comme l’a fait l’URSS, car cela n’aboutit qu’à créer un « capitalisme d’État », aussi productiviste et dévastateur que le capitalisme privé. Pour changer la société, il faut plutôt s’attaquer aux racines de la « modernité capitaliste », vue comme une logique globale, économique mais aussi sociale, intellectuelle et morale – un « procès sans sujet », impersonnel mais asservissant.
Systématique, l’analyse de Postone choque en raison de sa prétention à vouloir tout expliquer par un seul facteur. Avec celle de Laclau et Mouffe, elle fournit cependant l’une des pierres de touche de la critique, encore à venir, de notre « crise ». Le Marx du XXIe siècle sera forcément leur héritier.
A lire aussi : Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, traduit par Julien Abriel (Les Solitaires intempestifs, 23 euros).
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