Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture

Une recension de Maxime Rovere, publié le

Que penser des étudiantes américaines qui ne veulent plus étudier les Métamorphoses d’Ovide, parce que ce beau poème décrit d’horribles viols ? Que faire de ces « avertissements » (en anglais, trigger warnings) où les spectateurs de Roméo et Juliette sont prévenus que la pièce de Shakespeare contient des passages « choquants », contre lesquels une association vouée à la prévention du suicide se propose de fournir son aide ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées par la « cancel culture ». Née aux États-Unis, cette tendance sans unité témoigne d’une sensibilité nouvelle. Malgré ses difficultés à établir un dialogue avec ses adversaires, elle fournit une occasion en or d’interroger les fondements de la culture dite « occidentale », les raisons de notre attachement aux classiques et nos manières de l’enseigner. Entre les groupes féministes ou décoloniaux qui veulent culpabiliser et rejeter les grands auteurs comme les chantres de sociétés inégalitaires, et les gens de lettres qui veulent transmettre le passé comme s’il était neutre, non sans faire preuve d’un certain angélisme, une troisième voie est-elle possible ? Pour la découvrir, Pierre Vesperini raisonne par étapes : il s’agit d’abord de reconnaître que toute culture est d’emblée une « cancel culture », puisqu’elle tend à effacer les autres par le mépris de leurs créations, de leur langue, de leur expérience. Ensuite, il convient d’admettre que les formes prises par la culture européenne, au moment où elle est devenue chrétienne, puis capitaliste, s’articulaient réellement à des formes d’oppression inacceptables – où les grands auteurs étaient souvent eux-mêmes des marginaux. Enfin, pourquoi ne pas reconnaître que ce sont les souffrances suscitées par les violences commises au long des siècles qui trouvent leur voix aujourd’hui de manière parfois maladroite ? Sur ces fondements, une approche nuancée se fait jour : au lieu de défendre à tout prix une culture vécue comme sacrée, intouchable, immuable, en sacerdote défendant son idole, il vaut la peine d’imiter Walter Benjamin, premier théoricien d’une tout autre attitude : celle du « spectateur distant », pour qui la culture prend avant tout la forme d’une question.

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