La Maison dans laquelle

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Une prison enchantée dont personne ne veut sortir : tel est l’univers que décrit cet étrange roman. Modeste et d’apparence décatie, « La Maison » se présente à l’intérieur comme un labyrinthe, un huis clos aux dimensions infinies. C’est un internat qui héberge des centaines d’enfants et d’adolescents. Chacun souffre d’un handicap, qui va de la cécité complète à la difficulté motrice. Certains se déplacent en fauteuil roulant, d’autres avec des béquilles. La plupart vont et viennent, et inventent une façon de vivre ensemble. Une fois admis, ils reçoivent un nouveau nom et s’initient aux rites et aux coutumes de la communauté. Porter des baskets rouges est inadmissible, alors que défoncer le visage de son voisin de chambrée ne l’est pas nécessairement. L’autorité centrale s’efface devant les clans toujours en guerre : c’est une société antérieure à l’État, violente et magique, où seules les mythologies rassemblent les individus. À 18 ans, les pensionnaires doivent retourner dans le monde extérieur qui les terrifie. C’est la fin tant redoutée du paradis communautaire. L’âge adulte leur apparaît comme une condamnation.

«Ici, le handicap constitue la norme. Chacun y aménage un territoire de survie, chacun y “fait un monde”»

La narration est aussi habile que les personnages sont naïfs et attachants : le pouvoir d’envoûtement du livre tient à ce mariage réussi. Plutôt qu’un roman, ces presque mille pages forment un jeu de rôles aux combinaisons innombrables. Une touche légère de fantastique colore le paysage. L’exploration de « La Maison », de ses tribus, de ses rituels et de ses lieux sacrés, est un voyage presque infini. L’auteur, Mariam Petrosyan, a grandi à Erevan, en Arménie. Elle a conçu cette histoire dès l’adolescence. Ses personnages ont d’abord pris vie sous forme de dessins, avant qu’elle n’écrive et réécrive son texte en russe pendant dix ans, sans intention de le publier. Ce n’est qu’en 2009 que, passé de main en main, ce manuscrit inclassable a trouvé un éditeur.

Ici le handicap constitue la norme. Chacun y aménage un territoire de survie, chacun y « fait un monde », y reconstitue une normalité qui lui est propre. Le simple fait d’exister, de nouer des amitiés ou de chercher querelle aux autres constitue une performance. C’est cela qui crée la veine épique et poétique du livre, ce réenchantement inespéré qui transforme un lieu de relégation pour jeunes handicapés de l’ère postsoviétique en territoire de légendes.

 

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