La Jeune Femme et la Mer

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

Au début du XXe siècle, les Japonais ont développé un genre littéraire à part : le Watakushi shō-setsu, soit, littéralement, le « roman du je ». Contrairement à l’autofiction à l’occidentale, ce genre ne relève ni du rituel de la confession des secrets, ni d’une démarche psychanalytique. Les règles du Watakushi shōsetsu sont assez singulières : l’auteur doit se présenter dans un milieu naturel, mêler la description des paysages qui l’entourent et celle de sa vie intérieure, et, surtout, il lui faut donner l’impression au lecteur de ne suivre aucun plan prémédité, de laisser surgir ses impressions de manière fluide et spontanée.

La Jeune Femme et la Mer de notre collaboratrice Catherine Meurisse peut se lire comme un Watakushi shōsetsu en bande dessinée. Elle s’y décrit arrivant au Japon pour une résidence d’artiste à la Villa Kujoyama (l’équivalent de la Villa Médicis, à Kyōto). Amoureuse de la nature ayant grandi dans la campagne poitevine comme elle l’a raconté dans Les Grands Espaces (2018), elle est venue au Japon non pas pour les mégapoles mais pour parcourir les champs, les forêts, les rivages. Dans le récit va s’inviter de manière semi-fantastique le héros d’un grand classique de la littérature japonaise, Oreiller d’herbes (1906) de Natsume Sōseki. Dans ce roman, qui est aussi un traité d’esthétique assez antimoderne, ou en tout cas attaché à raviver la culture ancienne du Japon, Sōseki met en scène un peintre qui ne va pas donner un seul coup de pinceau, ni produire la moindre esquisse, parce qu’il recherche « l’état qui permet de peindre un tableau ». Cet état, il ne peut le trouver que par la méditation, en s’ouvrant au monde, en devenant lui-même le vent et l’arbre qui ploie dans le vent. Avant de peindre, il cherche donc l’extase, c’est-à-dire une dissolution du point de vue subjectif, qui seule amène au seuil de l’essence des choses, dont la tradition bouddhiste enseigne qu’elles sont à la fois impersonnelles et impermanentes. Mais comment approcher l’« évanescence des choses » ? Au fil de la bande dessinée s’instaure une sorte de rivalité mais aussi de dialogue entre le héros de Sōseki, qui parle de peinture sans peindre, et Catherine Meurisse, qui se représente sans cesse un pinceau à la main. Il y a des gags, mais la légèreté et la décontraction du propos ne sont qu’apparentes – en fait, cet album peut se lire comme une excellente introduction à l’esthétique japonaise du paysage, jamais pesante mais scrupuleusement référencée.

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