#Zoom sur la vie privée

Un chat détruit une télé, un homme se déshabille, une femme se cure le nez, un enfant déboule en pyjama. Le point commun entre ces situations ? Elles se sont toutes déroulées sur le logiciel de visioconférence Zoom, lors d’une réunion professionnelle. Le schéma est souvent le même : quelque chose de privé, voire d’intime, surgit sans crier gare en pleine réunion : c’est « l’accident de visio ». Faut-il éteindre sa caméra pour éviter ces situations de malaises ? Si les réunions filmées pendant le télétravail peuvent être vues comme des atteintes à la vie privée, le choix d’éteindre sa caméra accentue la déshumanisation de nos rapports. N’est-ce pas un peu triste, de s’adresser à une série de prénoms blancs sur fond noir ? Protéger ma vie « privée » (mon salon, ma famille) justifie-t-il que je « prive » les autres de voir mon visage ? Réponse avec Hannah Arendt, qui offre un panorama de la notion même de « vie privée » : entre privation des autres et protection de soi.

Quand Zoom devient un mauvais Vidéo Gag

Si l’on en croit un sondage réalisé à l’issue du premier confinement, 62% des Français avouent avoir du mal à se servir des logiciels de visioconférence. D’où les petits incidents, qui peuvent devenir de véritables drames personnels : les fameux « accidents de visio ». Le terme de « Zoom bombing », lui, désigne l’intrusion de personnes (des « trolls ») venant exprès perturber une séance de visioconférence, en affichant par exemple des images obscènes sur les écrans des participants. Mais la diffusion de contenu inapproprié peut venir des membres officiels de la réunion : en témoigne un homme, qui s’est trompé lors de son partage d’écran et a diffusé sans le vouloir du contenu not safe for work, comme aiment le dire les Américains pour désigner tout ce qui ne doit en aucun cas être montré au travail. Que faire pour éviter ce genre de mésaventure ? Affiner sa maîtrise des logiciels… ou tout simplement désactiver définitivement sa caméra (en ajoutant un petit bout de scotch sur la webcam, pour les plus inquiets) ?

Pour les Grecs, le privé est privatif  

Dans Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt explique que le privé, chez les Grecs, est « privatif ». Il est ce qui nous prive de notre rapport aux autres, nous replie sur notre noyau familial. « Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de chose essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui. »  En refusant de mettre ma caméra, je refuse d’être vu par les autres. Dès lors, les expressions de mon visage qui traduisent mon empathie ou mon enthousiasme ne sont plus visibles. Une part de la réalité de la vie sociale se perd. En coupant ma caméra, je coupe court à la possibilité d’une conversation authentiquement humaine.

Chez les chrétiens, le privé est sacré  

Mais le privé est aussi ce qui « m’appartient ». Il est donc « le propre » (idion), qui se différencie du « commun » (koinon) que je partage avec tous. Pour cette raison, les civilisations chrétiennes « reposaient sur le caractère sacré de la propriété privée », qui devait être séparé « du souci des affaires publiques ». En faisant en sorte que mes collègues ne voient pas mon chat, mon conjoint et mes enfants, je protège mon intérieur de leur jugement car « s’exposer », c’est toujours prendre le risque de « s’afficher ». Ma vie privée, comme tout ce qui est « sacré », doit être séparée des affres du monde, qui comportent toujours, selon Arendt, une part immense d’imprévisibilité et de risques.

Déterminer soi-même les limites de son petit monde

Si l’on choisit d’allumer sa caméra, le domaine privé perd cette valeur de refuge ; si on l’éteint, la sphère publique se déshumanise. Pour éviter ces dégradations par empiètement réciproque du public et du privé, il faut prendre le temps de déterminer soi-même, à l’intérieur de sa maison, de son « petit monde » ce qui fait partie « du monde », et qui peut donc « être montré […] au vu et au su de tout le monde ». S’il est admis que notre vie privée doit être protégée, il faut aussi choyer cette parcelle de monde commun, indispensable à l’existence humaine. Mais comment établir ces frontières ? Doit-on sacraliser et protéger l’existence collective comme on sacralise sa vie privée ? Comment, pour le dire autrement, faire en sorte que la protection nécessaire du « chez-soi », ne devienne pas l’égoïsme et le repli d’un « chacun chez soi » ?