Vincent Debaene : “Entre agir et penser, Lévi-Strauss se refuse à choisir”

« “Un petit verre de rhum” est l’un des chapitres les plus spéculatifs de Tristes Tropiques. Y figure la plus longue des méditations philosophiques qu’on peut trouver dans l’ouvrage, un peu à l’écart, dans les chapitres conclusifs, alors que le cœur du livre est narratif, puisqu’il raconte les expéditions au Brésil. Lévi-Strauss se souvient d’un épisode de désarroi dans lequel il s’est trouvé durant l’été 1938 lorsque, les Indiens partis, il s’est retrouvé seul dans un campement abandonné et qu’à sa grande surprise lui sont revenus à la mémoire des éléments de sa culture dont il pensait s’être détaché. La question du sens de sa vocation s’est alors posée à lui d’une façon sensiblement différente de la façon dont elle s’était déjà posée au début du livre, au chapitre VI : dans ce chapitre XXXVIII, intitulé “Un petit verre de rhum”, c’est de manière moins autobiographique que philosophique que Lévi-Strauss s’interroge sur la “contradiction” de l’ethnologue et qu’il aborde le problème plus général du relativisme culturel. En réalité, ce chapitre est un prolongement de la controverse ouverte par Roger Caillois qui, dans “Illusions à rebours” publié en 1954, avait violemment attaqué l’argumentation développée par Lévi-Strauss dans Race et Histoire. Au nom de la cohérence logique d’abord, l’objection de Caillois peut se formuler ainsi : dès lors que l’ethnologue choisit de se désintéresser de sa propre société et de prendre pour objet des sociétés autres, ne manifeste-t-il pas, même implicitement, un jugement de valeur entrant en contradiction avec le principe d’objectivité et de neutralité scientifique qui interdit de juger ? Sur le plan politique ensuite : l’anthropologie nous donne-t-elle des leçons sur lesquelles on pourrait légitimement s’appuyer pour transformer notre propre société ? Autrement dit, ne faut-il pas choisir entre agir et penser ? Cette question interpelle profondément Lévi-Strauss et le tiraille, car il a un passé de militant socialiste, notamment au sein du mouvement “Révolution constructive” de la Section française de l’internationale ouvrière [SFIO] – il a même été candidat à la députation.