Vers la fin du principe d’explosion ?

Le Parlement européen vient de voter l’interdiction des ventes de voitures neuves à moteur thermique à partir de 2035 sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Si la nouvelle régulation peut encore être amendée jusqu’à l’automne, elle pourrait entamer un changement civilisationnel, selon le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Explications.

• En dehors d’une niche réservée aux voitures de luxe, les moteurs qui fonctionnent à l’essence, au diesel, au gaz, aux agrocarburants ou aux carburants de synthèse ne seront plus autorisés. Tout comme les motorisations hybrides. Pour que le règlement soit définitif, il faut qu’il soit encore validé par le Conseil européen, le Conseil de l’Union et la Commission européenne. Et une telle décision n’aurait pas seulement des implications écologiques et économiques…
• Pour le penseur allemand Peter Sloterdijk, l’idée fondamentale de notre civilisation moderne est de prendre les explosions par la ruse afin de leur faire accomplir un travail utile. Dans Ni le soleil, ni la mort (Fayard, 2003), il part du principe méphistophélien de la combustion : « Le moteur à combustion travaille avec une partie de cette force qui veut toujours le mal et crée toujours le bien. On allume une substance inflammable, et, grâce à un mécanisme de freinage, on force l’explosion à produire un travail – des micro-catastrophes à vocation culturelle. »
• Or, l’avènement du moteur à combustion puis du principe de l’explosion a modelé notre impensé jusqu’à la conception de notre propre corps – « le sujet de la fin du XX^e siècle est un appareil métabolique à hautes performances » – mais aussi de notre liberté. Dans le sens moderne, la liberté exprime « les motifs centraux d’une expérience de soi-même activiste et reconquise ». La liberté moderne, c’est soi comme cause d’un mouvement ; c’est l’initiative, l’expressivité jusqu’aux connotations les plus agressives et expansionnistes. Or, cette « religion cinétique » a pris une tout autre dimension avec le moteur à essence, pour Sloterdijk.
• Jusqu’au XIX^e siècle, le paradigme de la liberté est encore celui de la traversée de l’Océan. Être libre, c’est librement entreprendre avec la force du vent. Mais le moteur à explosion génère, lui, une accélération disproportionnée, un déluge fou d’énergie sans contraintes nous rendant ivres de mouvements. S’ouvre la possibilité d’un « soi supérieur » nous permettant d’échapper à « l’existence semi-animale du piéton » (La Mobilisation infinie, Christian Bourgois Éd., 2000). Dans Ni le soleil, ni la mort, le philosophe reprend : « Plus le siècle s’étend, plus le fait de rouler apparaît aussi comme une échappatoire ayant perdu sa nécessité. La culture de masse actuelle célèbre le pur gaspillage, la gabegie absolue de l’énergie, qui n’est plus un transport. Désormais, la volonté de puissance apparaît comme une volonté de détonation […] De la même manière que l’arène antique était un temple voué au gaspillage de la vie humaine et animale, l’arène moderne est un temple du gaspillage de l’énergie. » Peter Sloterdijk se demande même si la « volonté de puissance » chez Nietzsche ne fait pas que « donner une dimension métaphysique au passage entre la culture du charbon et celle du carburant et de l’explosif, c’est-à-dire du passage de la combustion à l’explosion. » L’auteur de Par-delà le bien et le mal n’a-t-il pas dit de lui-même qu’il était de la « dynamite » ?
• C’est donc tout cela que pourrait bousculer la remise en question du principe de l’explosion par les instances européennes. En effet, les voitures électriques sont, elles, fondamentalement dépendantes d’un vaste réseau de distribution de l’électricité ; on peut plus facilement transporter des bidons d’essence que des batteries. Loin de la dépendance au réseau, la combustion symbolise une activation d’une substance énergétique que l’on porte avec soi. « Faire exploser “l’essence riche” en énergie, cela signifie en réalité développer la substance en tant que sujet. » C’est donc bien la fin du moteur à explosion qui pourrait changer pour de bon la conception de notre liberté depuis longtemps déraisonnable.