L’énergie nucléaire vue par les philosophes
Si la question de la bombe atomique a fait l’objet de nombreuses interprétations philosophiques célèbres, celle – beaucoup plus large – de l’énergie nucléaire est restée plus confidentielle. Or, avec la guerre en Ukraine, ce n’est pas seulement l’arme atomique qui est scrutée : le nucléaire civil aussi. Car il représente à la fois un espoir pour lutter activement contre le réchauffement climatique sans avoir à dépendre de régimes autoritaires (Russie, certains pays du Golfe…), et une menace en cas d’accident ou d’attaque armée sur une centrale. Comment l’atome a-t-il changé le destin de l’humanité ? Voici ce qu’en disent quelques grands penseurs.
Arendt : la fusion de l’histoire et de la nature
Parce qu’il est désormais capable de transformer la matière jusque dans ses profondeurs les plus intimes, l’humain a fait entrer, grâce à l’énergie nucléaire, la nature elle-même dans l’histoire, c’est-à-dire dans l’ensemble des processus sur lesquels il exerce une emprise active, explique Arendt.
“À l’époque moderne, l’histoire a émergé comme quelque chose qu’elle n’avait jamais été auparavant. Elle […] devint un processus fait par l’homme, le seul processus comprenant tout qui dût son existence exclusivement à la race humaine. Aujourd’hui cette qualité qui distinguait l’histoire de la nature est aussi une chose du passé. Nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions ‘faire’ la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous ‘faisons la nature’, dans la même mesure que nous ‘faisons l’histoire’. […] Nous n’avons atteint ce stade qu’avec les découvertes nucléaires, où des forces naturelles sont libérées, délivrées, pour ainsi dire, et où ont lieu des processus naturels qui n’auraient jamais existé sans l’intervention directe de l’action humaine”
Hannah Arendt, La Crise de la culture (1961)
Heidegger : l’illusion d’une libération par la technique
Heidegger s’inquiète davantage de la vision scientifique du monde produite par la physique atomique que de la bombe nucléaire elle-même : avec l’atome, tout étant est reconduit à une énergie uniforme, qu’il s’agit de libérer par la technique pour la mettre au service de la volonté de toute-puissance de l’être humain.
“Nous vivons, pour ainsi dire, dans une ère atomique. […] Nous ne devons pas négliger ce que cela signifie : l’être de l’homme frappé du sceau de l’atome. […] Dans l’installation matérielle qui permet à la physique la désintégration de l’atome est contenue toute la physique moderne depuis ses débuts. […] À l’ère atomique, la singularité et la valeur de l’étant individuel disparaissent à un rythme effréné au profit de l’uniformité de l’ensemble. […]
Ce n’est pas la bombe atomique, dont on discourt tant, qui est mortelle, en tant que machine toute spéciale de mort. […] Ce qui menace l’homme en son être, c’est cette opinion qui veut se faire accroire à elle-même, et selon laquelle il suffit de délier, de transformer, d’accumuler et de diriger pacifiquement les énergies naturelles pour que l’homme rende la condition humaine supportable pour tous et, d’une manière générale, ‘heureuse’. La paix de ce ‘pacifiquement’ n’est rien d’autre que la fièvre non troublée de la frénésie de l’auto-imposition orientée uniquement sur elle-même”
Si Ulrich Beck [décédé le 1er janvier 2015], pensait que la gestion des risques est l’enjeu majeur de la civilisation contemporaine, il n’était…
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
Une guerre nucléaire qui anéantirait l’humanité est-elle vraiment impossible en Ukraine, comme le laissent entendre plusieurs commentateurs ?…
« Décroissance » ne signifie pas récession. C’est avant tout un combat pour l’autonomie que mène Ivan Illich. Pour cela, il convient selon lui, de se libérer des impératifs productivistes comme de notre dépendance à la technique…
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec…
Dans “Non à l’Europe allemande”, un essai clair et combatif, le sociologue Ulrich Beck, décédé ce 1er janvier 2015, invente des alternatives…
En 1986, l’année de Tchernobyl, Ulrich Beck signe “La Société du risque”. Il fait apparaître les risques comme l’invisible des modernes, une…