Une catastrophe éclairée
Si le Grand Incendie de 1871 a marqué l’histoire de la ville de Chicago, aux États-Unis, en faisant 300 morts, la canicule qui s’abattit sur la ville en juillet 1995 fut beaucoup plus meurtrière encore : plus de 700 personnes ont péri au cours de cette vague de chaleur inédite, les températures atteignant 46 degrés Celsius. Mais comment un « simple » épisode caniculaire a-t-il pu provoquer un tel drame sanitaire ? Cette question a animé un sociologue de l’université de Berkeley, né à Chicago, Eric Klinenberg, qui a mené sur place une longue enquête entre 1995 et 2000 pour comprendre les causes et les mécanismes de la catastrophe.
En considérant pour la première fois la question climatique comme un fait social total, son enquête Canicule. Chicago, été 1995. Autopsie sociale d’une catastrophe (Éditions 205/École urbaine de Lyon, 2022), publiée en 2002 aux États-Unis et enfin traduite en français – vingt ans plus tard ! –, enrichit de manière décisive la sociologie empirique et la sociologie urbaine, ajustées aux enjeux de l’Anthropocène.
Une autopsie sociale
À travers une « autopsie sociale », qui, comme l’autopsie médicale, « dissèque le corps pour déterminer les causes physiologiques immédiates du décès », Klinenberg examine les organes sociaux de la ville et identifie les conditions qui ont alors contribué à la mort d’un si grand nombre d’habitants. « Ma conception de l’autopsie sociale est celle d’une technique de vivisection du tissu urbain permettant de déterminer lesquels de ses organes institutionnels ont failli pendant la canicule », explique l’auteur. Armé des instruments de la sociologie moderne, il a examiné « toutes les sources possibles d’échec suggérées par la discipline : atomisation des individus, précarité des liens familiaux, appauvrissement des quartiers, déficits de gestion publique et myopie des médias ». Rythmé comme une enquête policière, s’appuyant sur de multiples indices, documents et entretiens, l’ouvrage de Klinenberg « manifeste une remarquable acuité du regard », commente le géographe et directeur de l’École urbaine de Lyon Michel Lussault dans un avant-propos du livre.
Une catastrophe plus “structurelle” que ”naturelle”
Si à l’époque, l’équipe municipale tenta de relativiser sa responsabilité dans la catastrophe, en cherchant à « naturaliser » cette dernière, l’enquête d’Eric Klinenberg tend à prouver que la météorologie ne pouvait à elle seule expliquer un tel nombre de décès. Comment, sinon, interpréter les variations de la mortalité entre les différents secteurs de la mégapole ? La canicule a illustré de nouvelles formes de marginalité et d’abandon social, de telle sorte que la catastrophe est plus « structurelle » que « naturelle ». De fait, la canicule a surtout frappé les personnes vivant seules, dans des quartiers mal desservis par les transports publics, dans des petits appartements. Si la géographie de la mortalité liée à la canicule correspondait bien à celle de la ségrégation et des inégalités à Chicago (huit des dix quartiers présentant les taux de mortalité les plus élevés avaient une population démunie, principalement afro-américaine), Klinenberg observe que trois des dix quartiers présentant les taux de mortalité les plus faibles au moment de la vague de chaleur étaient eux aussi marqués par la pauvreté. « La principale différence entre ces quartiers relève de ce que j’appelle “l’infrastructure sociale” : animation des rues, présence de commerces, équipements publics et organisations communautaires susceptibles de faciliter les contacts des habitants avec leurs voisins ».
Un essai clé à l’heure de l’Anthropocène
En appréhendant la relation entre l’advenue d’une catastrophe écologique et la manifestation de ses effets sur les populations, Eric Klinenberg a opéré un tournant important dans les sciences sociales. Car comme le rappelle Michel Lussault, « il n’était pas courant qu’un sociologue, à l’époque, s’intéressât à un évènement catastrophique d’origine “environnementale” ». Sans nier l’importance des clivages sociaux, il démontre combien les modalités de l’organisation collective de la vie quotidienne protègent, ou non, des aléas climatiques. En pressentant dès l’année 1995 qu’une canicule n’est pas un simple incident, mais une véritable catastrophe urbaine qui exprime la vulnérabilité des systèmes urbains et leur sensibilité aux aléas climatiques, Klinenberg fut l’un des premiers à annoncer ce qui est devenu une évidence : le changement climatique est notre horizon, dont il faut apprendre à conjurer les périls. En détaillant les relations systémiques entre inégalités sociales et injustices environnementales et en réfléchissant aux conditions géographiques, sociales et politiques qui permettent à une société de mieux faire face à une catastrophe, le sociologue a inauguré la grande conversation publique actuelle sur l’habitabilité de la Terre, des villes en particulier.
Co-édité par les Éditions 205 et l’École urbaine de Lyon (coll. « À partir de l’Anthropocène »), Canicule. Chicago, été 1995. Autopsie sociale d’une catastrophe, d’Eric Klinenberg, vient de paraître dans une traduction de M. Saint-Upéry. 304 p., 22€, disponible ici.
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