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© Marcus Meyer pour PM

Lettre à Vladimir Jankélévitch

Un Allemand en quête de pardon

Svenja Flaßpöhler publié le 17 juillet 2012 15 min

Horrifié par les crimes nazis, le philosophe français Vladimir Jankélévitch (1903-1985) a rompu avec l’Allemagne et sa culture. Radicalement. Il s’est juré de ne plus jamais lire les philosophes allemands. De ne plus écouter de musique allemande. De ne plus jamais mettre un pied sur le sol allemand. Une intransigeance qui vacille en 1980, le jour où un enseignant d’une petite ville du nord de l’Allemagne lui écrit une lettre… Nous avons retrouvé cet homme quelque trente ans plus tard.

Un jour de printemps de 1980 dans sa maison de Westerstede, en Basse-Saxe (nord-ouest de l’Allemagne), Wiard Raveling, professeur de français, allume son petit transistor pour écouter l’émission culturelle Le Masque et la Plume. Dans la maison règne l’atmosphère paisible d’un jour de repos, la musique d’introduction familière emplit la salle de séjour. L’invité de l’émission est Vladimir Jankélévitch. La gorge serrée, le philosophe français d’origine juive parle de son abandon radical de l’Allemagne. Et il formule alors une phrase qui s’enfonce comme un dard dans l’esprit de Raveling : « Les Allemands ont tué six millions de Juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien, et le mark se porte bien. »

Wiard Raveling est né en 1939. Il a juste 2 ans lorsque l’anéantissement systématique des Juifs commence. Il se sent pourtant concerné par le reproche de Jankélévitch : des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants furent gazés par des Allemands, transformés en savon, des nourrissons frappés à la tête contre le mur. « Je n’ai jamais encore reçu une lettre qui fasse acte d’humilité, dit Jankélévitch à la fin de l’émission radiophonique. Une lettre où un Allemand déclarerait combien il a honte. » Le philosophe ne se doute pas qu’à plusieurs centaines de kilomètres de là où il prononce ces mots, quelqu’un qui va lui écrire cette lettre écoute. Un professeur de lycée de Westerstede, marié et père de trois enfants, qui n’a jamais fait de mal à un Juif et qui ne se sent pas pour autant innocenté : « Que je sois né allemand, ce n’est pas ma faute ni mon mérite », écrit Raveling juste après à Jankélévitch. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille. »

Automne 2011. Wiard Raveling a aujourd’hui 72 ans. Sa femme est assise près de lui autour d’une table dressée dans le jardin d’hiver. Il y a un gâteau aux pommes qui sort du four et du thé de la Frise-Orientale. « J’étais assis là-bas sur le canapé, raconte cet homme de grande taille avec des cheveux gris en brosse, et c’est avec cette radio que j’ai écouté cette émission. » Raveling montre dans la salle de séjour un appareil archaïque qui ne fonctionne plus depuis longtemps. Il n’est pas sûr qu’il écrirait sa lettre de la même manière aujourd’hui. Finalement, seul quelqu’un qui a fait quelque chose de grave peut se sentir coupable. « Pour moi, seule la faute individuelle existe », explique-t-il. Mais peu après il ajoute : « Cependant, c’est un sentiment tout à fait étrange que d’être un Allemand de ma génération. Je viens du pays des meurtriers. » La faute des Allemands nous est-elle imposée comme le péché originel ?

« La monstruosité de l’Holocauste pèse sur notre modernité comme un sentiment de faute invisible même si on n’en parle pas », écrivit Jankélévitch dans son essai Pardonner ? (Le Pavillon, 1971). Lui qui, pendant l’Occupation, eut peur pour sa vie, qui, entré dans la clandestinité, combattit dans les rangs de la Résistance et fut exclu de la vie académique, était persuadé de la chose suivante : « Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être purgés ; le temps n’a pas d’influence sur eux. Non pas parce qu’une prolongation de dix ans serait utile pour punir les derniers coupables. C’est un non-sens complet que le temps, un processus naturel sans valeur normative, puisse exercer un effet lénifiant sur l’horreur insupportable d’Auschwitz. » Le plus grand crime de l’humanité, « le mal ontologique » comme Jankélévitch l’appelle, est impardonnable parce qu’il se dirige contre l’humanité même. Le philosophe tire de cette prise de conscience la seule conséquence possible pour lui. Sa thèse sur Schelling, son amour des compositeurs allemands, le fait que son père ait, le premier, traduit Freud en français : rien de tout cela ne pouvait l’écarter de sa décision de rompre une fois pour toutes avec les Allemands, leur langue et leur culture.

Lorsque Wiard Raveling adresse sa lettre rédigée en français à Jankélévitch, il est sûr de ne pas recevoir de réponse. Il ne croit pas incarner celui qui pourrait conduire Jankélévitch à briser le vœu qu’il s’est imposé à lui-même de ne pas écrire à un Allemand. En outre, la lettre comporte aussi des propos très provocateurs. Par exemple des vers issus du poème Todesfuge (« Fugue de mort ») du poète juif allemand Paul Celan [Pavot et Mémoire, trad. de Valérie Briet, éd. bilingue, Christian Bourgois, 1987]. En lettres capitales. LA MORT EST UN MAÎTRE VENU D’ALLEMAGNE… TES CHEVEUX DE CENDRE SULAMITH. « Je voulais attirer l’attention de Jankélévitch sur le fait que la langue qu’il hait n’est pas seulement la langue des meurtriers mais aussi celle de nombreuses victimes. » Raveling va plus loin encore dans la lettre et invite le philosophe à venir chez lui comme une vieille connaissance : « Si jamais, cher Monsieur Jankélévitch, vous passez par ici, sonnez à notre porte et entrez. »

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Article issu du magazine n°57 février 2012 Lire en ligne
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