Ukraine : la naissance et les ruines

Devant un nuage de fumée et de ruines, une femme enceinte blessée pose la main sur son ventre. La photo a été prise ce mercredi 9 mars, après le bombardement de l’hôpital pédiatrique de la ville de Marioupol, située au sud-est de l’Ukraine. L’attaque, vivement condamnée par la communauté internationale, a fait dix-sept blessés et trois morts, dont une fillette. Dans un message vidéo, le président ukrainien Volodymyr Zelensky condamne « un crime de guerre » et demande : « Quel genre de pays a peur des hôpitaux, des maternités et les détruit ? »

Et pour cause, l’attaque, bien réelle, s’en prend aussi à tout un symbole : celui de la natalité, longuement évoqué par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958). Pour la philosophe, l’enfant à naître est « le miracle qui sauve le monde ». Menacer la future mère, s’en prendre à celui qui n’est pas encore né, c’est mettre l’avenir en danger.

[Mise à jour : lundi 14 mars, l'agence de presse AP a annoncé le décès de cette femme ainsi que de son bébé, cinq jours après la publication de la photo et de notre article]

• Naître dans les ruines. Sur cette photographie, la femme enceinte protège son enfant à naître de la main alors qu’elle est évacuée sur une civière au milieu de gravats et de décombres. Si le contraste est aussi révoltant, c’est notamment parce que la naissance est ce qu’il y a de plus diamétralement opposé à la ruine. Dans Condition de l’homme moderne, Arendt envisage le fait de la natalité comme « l’entrée d’une créature neuve qui fait son apparition ». Or, dans un contexte de guerre, cette entrée se fait dans un monde qui, à l’inverse, est en train de lutter contre sa disparition. D’un côté : la poussière, l’écroulement, le chaos. De l’autre, la maternité et l’innocence d’un être à venir. Le nouveau et l’ancien. Ce qui vient et ce qui se détruit. Des couples d’oppositions classiques dans lesquelles s’ancrent toutes les tragédies – réelles ou fictives – qui ont jalonné l’histoire.
• Mais chez Arendt, la naissance est aussi ce qui sauve de la ruine. Or, sur cette image, est ciblé précisément celui qui est porteur d’un renouveau capable de transformer l’avenir : l’enfant à naître. « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, “naturelle”, c’est finalement le fait de la natalité », continue la philosophe. Celui qui menace la natalité risque par là même de détruire un remède possible, bien que futur, contre la barbarie présente. Car pour Arendt, la naissance est ce qui vient introduire de l’imprévisible, donc in extenso de l’espoir dans le monde. Si l’on ne peut pas savoir de quoi demain sera fait, c’est parce que l’on ne sait pas par qui demain sera fait. C’est la possibilité que cette terre (et aujourd’hui, ce pays qu’est l’Ukraine) soit peuplée par de nouveaux êtres, qui permettent de garantir un avenir ouvert et, peut-être, de sortir de la tragédie de la guerre. À travers l’attaque de civils dans un hôpital pédiatrique, c’est ainsi littéralement l’avenir d’un pays qui est menacé.
• À l’inverse de cette nouveauté imprévisible qu’offre la naissance, la guerre se présente comme une tragédie annoncée, organisée et anticipée. Voici l’ultime duo tragique véhiculé par cette image : la nouveauté de la naissance s’oppose à la destruction programmée. D’un côté, nous sommes face à l’espoir latent véhiculé par la possibilité d’une naissance, de l’autre, à l’annonce et l’organisation volontaire du chaos et de la destruction. Or, explique Arendt, « la désolation organisée est bien plus dangereuse que l’impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire d’un seul homme. Son danger, nous le connaissons : elle menace de dévaster le monde – un monde qui partout semble avoir atteint sa fin – avant qu’un nouveau commencement, naissant de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer. » C’est entre autres pour laisser le temps à la nouveauté de s’imposer qu’il faut, sans relâche, lutter contre la guerre et la destruction annoncées.