Trafic d’influences

« Jeune et brillant, monde déprimant / J’inspire les gens, les petits, les grands / J’suis belle, j’fais du make-up (oh yeah) / J’suis geek, j’fais des world cups (oh yeah). » Ainsi débute la chanson Influenceurs, interprétée avec autodérision par l’un des plus célèbres d’entre eux, le Français Squeezie. « Addiction face aux chiffres qui défilent », écrit le YouTubeur aux 14 millions d’abonnés. La chanson, elle, cumule près de 7 millions de vues depuis le 8 janvier. « T’es mon pote si t’as plus d’abo’ / Dites-moi qu’j’suis beau, j’gonfle les abdo’.» Qui sont les potes de Squeezie, de son vrai nom Lucas Hauchard ? Cyprien (13,5 millions d’abonnés), avec lequel il s’est associé, mais aussi McFly & Carlito, connus pour leurs vidéos humoristiques (5,3 millions). Avec sa chaîne dédiée au sport, Tibo InShape est de ceux qui gonflent les abdos : 6,7 millions d’abonnés. Les communautés se forment aussi sur Instagram. À 19 ans, Léa Elui est la Française la plus suivie : plus de 10 millions de fans. Sur TikTok, les vidéos de danse de quel­ques secondes de Jojo Akams rassemblent près de 2,5 millions de spectateurs.

Partage de l’intimité

Comment comprendre l’admiration suscitée par ces jeunes performeurs au regard de la légèreté revendiquée de leurs contenus ? Faut-il, comme Squeezie, moquer une mise en scène de soi futile ? Ce serait conclure un peu vite. La sociologue spécialiste des pratiques numériques adolescentes Claire Balleys, professeure à la Haute École de travail social de Genève, s’est intéressée à des chaînes spécialisées, autour de la sexualité, des identités de genre ou… de la sociologie. « Gare aux préjugés de génération ou de classe, à l’égard de cette culture jeune ! prévient-elle. Sur YouTube, le contenu médiatique repose en effet sur un registre d’intimité construit. Les influenceurs s’adressent à leur public comme dans une chambre, à des copains ou des copines, même si ce sont des communautés de centaines de milliers de personnes. Il ne s’agit cependant pas d’un grand déballage ou d’une transparence intégrale. Au contraire, la vie mise en avant est travaillée, parfois par des agences de communication, sans naïveté. Il s’agit finalement d’un contexte classique de sociabilité entre pairs, comme elle existe depuis des décennies. Les adolescents cherchent des marqueurs de normalité et des figures auxquelles s’identifier. À cette période de la vie, le besoin de reconnaissance sociale s’exprime doublement : à la fois le besoin d’être reconnu comme ayant une valeur sociale et des qualités, et celui de se reconnaître dans autrui comme dans un miroir. Parler de narcissisme ne suffit pas, car en cherchant la reconnaissance, les influenceurs et les influenceuses se tournent aussi vers les autres. »

Rien de nouveau ? Pour Claire Balleys, les réseaux n’ont pas inventé les communautés de fans ni les phénomènes d’admiration. En revanche, deux spécificités distinguent leurs usages. La première repose sur l’effet de proximité : « Les influenceurs mettent en scène une intimité partagée. Sur mes terrains d’enquêtes, principalement des YouTubeuses non professionnelles, à la fois spectatrices et productrices de con­tenus, j’ai pu constater combien elles respectent des codes, en s’adressant individuellement à leur public : “J’espère que tu vas bien”, “J’avais envie de te parler de ce qui m’est arrivé hier”, etc. Elles produisent un artefact fondé sur une intimité réflexive qui ne singe pas pour autant une intimité domestique. » Elles provoquent ainsi un sentiment de parenté sinon de réciprocité. Une seconde spécificité tient à un effet paradoxal de normalité. Les sujets d’admiration ne sont pas des « vedettes » précédées par leur réputation.