“Terra Alta”, de Javier Cercas

En Terra Alta, il ne se passe jamais rien. Depuis la sanglante bataille de l’Èbre en 1938, qui précipita la défaite des républicains espagnols, c’est morne plaine. Jusqu’au jour où les Adell, un couple de nonagénaires fortunés propriétaires des cartonneries du même nom, sont sauvagement assassinés. Melchor, un jeune policier venu de Barcelone, mène l’enquête. Son profil est atypique : passé par la case prison, il y a découvert Victor Hugo et ses Misérables, avant de prendre l’uniforme et de s’illustrer en abattant des terroristes sur les Ramblas.

Après plusieurs ouvrages mêlant fiction et enquête historique, dont le passionnant L’Imposteur (Actes Sud, 2015) consacré à un homme qui usurpe l’identité d’un résistant anti-franquiste, Javier Cercas signe avec Terra Alta sa première incursion dans le domaine du polar, et entame avec Melchor un cycle en plusieurs tomes. Comme souvent chez l’auteur espagnol, il est question de fantômes, ceux de l’histoire et ceux, plus intimes, qui animent un individu tout en le dévorant. 

Jean Valjean ou Javert ? C’est le couple central des Misérables. En général, on admire le premier et l’on déteste le second, car chacun semble incarner des idées antinomiques. Jean Valjean, c’est la réussite et la droiture morale malgré un destin social qui le pousse à braver la loi, quand Javert incarne la rigueur, voire la rigidité de la justice. Javier Cercas fait de son personnage un admirateur et réconciliateur des deux. Dans son parcours, Melchor ressemble à Jean Valjean : après une enfance difficile et un séjour en prison, il parvient à trouver une forme de respectabilité, malheureusement pour lui fragile. Mais dans son désir de vengeance, de réparation, dans son obsession de rétablir un équilibre rompu, c’est l’implacable Javert qui le guide – bien qu’il n’emploie pas toujours des moyens légaux. Cette tension traverse tout le roman et fait de Melchor un personnage tout aussi passionnant qu’inquiétant.

Revanche de l’histoire. Ce n’est jamais dit clairement, mais il y a quelque chose du rétablissement de l’équilibre rompu, dans l’assassinat des Adell. La sauvagerie avec laquelle ils ont été tués et sans doute torturés contraste avec ce leitmotiv : « Il ne se passe jamais rien. » Du moins, depuis le précédent bain de sang qui date de la guerre civile, où les républicains ont expiré leurs dernières forces. D’emblée, Javier Cercas travaille à ce que l’on n’ait aucune sympathie pour les victimes, ce vieux couple d’industriels plus craint qu’admiré : ils exploitent la plupart de leurs salariés, étendent leur empire commercial à marche forcée, n’ont pas d’amis, sont membres de l’Opus Dei. Des oppresseurs en somme, qui en rappellent de plus anciens. Si l’auteur s’arrange pour qu’on n’arrive jamais complètement à se débarrasser de la scène de crime initiale, c’est sans doute manière de raviver et réparer un autre « martyre ». La lenteur de l’enquête et sa résolution signale d’ailleurs bien que l’enjeu du roman se situe ailleurs : non pas dans la réparation des victimes, mais dans une réflexion sur la justice et les moyens de l’appliquer, parfois en s’affranchissant des formes.

Terra Alta, de Javier Cercas, vient de paraître aux Éditions Actes Sud. 320 p., 22,50€, disponible ici.