Stéphanie Ruphy & Jean-Baptiste André : “L’incertitude n’empêche pas de rechercher la vérité”
Le sujet de la Nuit de l’ENS, le 9 septembre prochain, est l’incertitude. Cet état n’a pas que des défauts d’après ses organisateurs, les chercheurs Stéphanie Ruphy et Jean-Baptiste André.
Nous nous sommes entretenus avec les deux responsables scientifiques de la Nuit de l’ENS 2022, Stéphanie Ruphy et Jean-Baptiste André. La première est professeure de philosophie des sciences contemporaines à l’ENS et s’intéresse notamment aux dimensions politiques de la recherche aujourd’hui, tandis que le second, directeur de recherche au CNRS, est un biologiste formé sur la théorie de l’évolution, qu’il utilise comme ressource pour comprendre le comportement humain.
D’où vient l’idée d’organiser une soirée de conférences à l’ENS ?
Jean-Baptiste André : L’idée de la Nuit de l’ENS est de faire un peu comme dans un carnaval, au sens où l’on inverse le cours normal des choses. On a traditionnellement l’idée que la recherche est une activité qui a lieu le jour et qui est stricte, rigoureuse, et nécessite beaucoup d’abnégation ! Ici, on inverse : la recherche se fait nocturne, festive, et turbulente.
Stéphanie Ruphy : C’est aussi l’occasion pour l’ENS de s’ouvrir au grand public et de donner un panorama le plus complet possible de toutes les façons dont on peut aborder un thème.
Pourquoi le choix du thème de l’incertitude cette année ?
J.-B. A. : Les Nuits de l’ENS doivent être à la conjonction de la société et de la recherche ; il faut donc trouver un thème qui permette cette intersection. Celui de l’incertitude est formidable, parce que précisément depuis le Covid-19, la guerre en Ukraine… on a le sentiment de vivre des temps incertains. Et en même temps, c’est un thème qui est au centre de la recherche. Quasiment toutes les disciplines ont soit un aspect incertain, soit enquêtent directement sur la question de l’incertitude, de la variation, de l’aléa, du hasard.
S. R. : Ce qui est intéressant, c’est que le thème a été choisi avant la pandémie ; un certain nombre d’évènements ont depuis, malheureusement, renforcé l’actualité du thème.
Quelle est la place de l’incertitude dans la démarche scientifique ?
S. R. : Il y a une capacité des scientifiques à remettre en question les hypothèses de travail, à les réviser à la lumière des données d’expérience et du jugement de leurs pairs. C’est précisément ce qui fonde la prétention de la science à nous dire quelque chose de fiable sur le monde. Cet aspect de la méthode scientifique n’est pas antinomique avec la prétention à la vérité. Les connaissances scientifiques sont certes faillibles, mais leur caractère non dogmatique, révisable, est ce qui leur confère un avantage épistémique sur d’autres types de discours factuels sur le monde. Autrement dit, leur avantage est comparatif : elles n’ont pas besoin d’être certaines, mais seulement plus fiables pour constituer la base la meilleure dont nous disposons pour agir.
Quelles sont les limites de cette méthode ?
S. R. : Cela dépend de quel type d’énoncé scientifique il est question. S’il s’agit de savoir à quel température bout l’eau, on a une vérité scientifique sous la main – à moins qu’on ne soit trompé par le malin génie de Descartes… Il y a tout un continuum en termes de fiabilité des énoncés que produisent les sciences. Entre des énoncés d’observation qui vont être très fiables, dont on peut sans trop prendre de risques considérer qu’il s’agit d’une vérité sur le monde, et des énoncés théoriques plus généraux dont on sait que la confrontation avec l’expérience ne suffit pas à assurer la validité. C’est avant tout ceux-ci que Karl Popper avait en tête quand il parlait de conjecture et de réfutation. Ils fournissent des briques qui vont nous permettre de construire des choses comme des modèles, des simulations qui, elles, vont être en contact plus direct avec le monde.
J.-B. A. : Ce qui fait la force de l’approche scientifique, c’est précisément qu’elle est fondée sur le doute méthodologique, la remise en question des théories à partir des données. Quand les scientifiques sont attaqués à ce sujet, parce que les théories scientifiques ne sont jamais entièrement certaines, ils le vivent donc comme une injustice !
Sommes-nous tous égaux face à l’incertitude ?
J.-B. A. : Nous avons tous une aversion au risque. Il y a une asymétrie entre perte et gain : il est beaucoup plus coûteux de perdre une certaine quantité de biens, que de gagner la même quantité. Mais nous ne sommes pas tous égaux face à cela. Plus le niveau de ressources est élevé, moins il est coûteux de prendre des risques. Si vous avez déjà les ressources minimales nécessaires, vous pouvez risquer de vous lancer dans un commerce ou une entreprise. Mais si vous êtes précaire, vous ne pouvez pas prendre ce risque. Vous préférez vous assurer d’avoir le minimum nécessaire. C’est l’un des mécanismes les plus importants des trappes à pauvreté, dans lesquelles on manque d’incitation à augmenter son revenu. Pour sortir de cette situation, il faut prendre des risques (par exemple, si vous êtes boulanger, changer de semences, investir dans une petite entreprise, acheter un four…). De manière complètement contre-intuitive, les gens en situation de pauvreté ne font pas ces investissements, parce qu’ils sont dans une situation dans laquelle la meilleure décision consiste à ne pas prendre de risques.
Dans un contexte de crise climatique, comment expliquer que malgré les certitudes scientifiques, nous n’agissons pas ou pas suffisamment ?
S. R. : Ce n’est pas si mystérieux. Si les données scientifiques appellent à des actions allant contre nos intérêts, nos habitudes, nos valeurs, il n’est pas étonnant qu’on ne les mette pas en œuvre. D’autant plus qu’il nous faut changer notre comportement pour quelque chose qui se situe dans le futur, que nous ne vivrons peut-être pas, selon la génération à laquelle on appartient. C’est une question de hiérarchie, de priorité. On peut parfaitement admettre ces connaissances et ne pas modifier nos comportements, c’est une modalité du comportement humain. Les choses vont peut-être changer, après l’été que nous venons de vivre.
J.-B. A. : Je suis complètement d’accord. Il y a une dimension propre à l’action climatique : elle est collective. Dans une action sociale, je peux être persuadé du bien-fondé de l’action climatique d’un point de vue collectif, mais si personne n’agit, je suis aussi persuadé qu’il vaut mieux que je n’agisse pas d’un point de vue personnel. Pour agir individuellement, je dois être persuadé que les autres vont aussi agir. Si je suis le seul à fournir un effort, je considère que c’est inéquitable, que je me sacrifie sans avoir le devoir de le faire. Il faut donc générer la certitude que les autres vont agir afin de résoudre ce problème d’action collective.
Quelles sont les conférences que vous attendez avec impatience pendant cette Nuit sur l’incertitude ?
S. R. : Ça va être difficile de choisir ! Mais une session portant sur l’incertitude de l’information, sujet d’actualité s’il en est, va tout particulièrement m’intéresser en tant que citoyenne.
J.-B. A. : Il y en a beaucoup qui me fascinent. Notamment la table ronde sur l’incertitude de la décision publique, avec l’exemple de la crise sanitaire. C’est un cas où l’on a pu observer l’interaction entre la science, le monde réel et le politique. Comment s’emparer des prévisions scientifiques et de l’incertitude qu’elles comportent, comme toute science ? Comment agir et communiquer à ce propos ? Nous aurons aussi la chance d’accueillir un commandant de sous-marin nucléaire lanceur d’engins, pour nous parler de la dissuasion nucléaire, dans laquelle l’incertitude joue un rôle stratégique.
S. R. : Nous n’avons qu’un seul regret : deux clowns devaient être présents pour interagir avec le public, avec toutes les surprises que réserve une telle démarche artistique. Cela n’a pas pu se faire pour des questions d’agenda, mais on était au cœur de l’imprévisibilité ! C’était une belle façon d’incarner l’incertitude !
COMPLÉMENT
En exclusivité, et en partenariat avec l’École normale supérieure de Paris, vous pouvez retrouver ci-dessous quelques extraits des contributions des chercheurs participant à la Nuit de l’ENS. Bonne lecture !
Quand le cerveau nous joue des tours !
Par Charlotte Jacquemot, chercheuse au CNRS, directrice du département d’études cognitives de l’ENS-PSL et membre de l’Institut Mondor de recherche biomédicale (IMRB).
De la certitude à l’incertitude
Une promenade dans la campagne embrumée est une expérience fort appréciée où des contours flous peuvent sublimer un lieu. Mais si la brume se fait plus dense, si le brouillard ne permet plus de voir le bout du bras tendu, le pittoresque du paysage laisse la place à mille images effrayantes : des animaux et des plantes imaginaires, un terrain qui réserve de (mauvaises) surprises. Nous ne sommes plus sûrs de rien. C’est l’incertain. Nos sens en sourdine, nous sommes capables d’une grande créativité, souvent angoissante, pour remplir ce monde incertain. Mais notre pouvoir créatif ne s’arrête pas à nos sens privés d’informations. De la même façon que le noir va décupler notre imagination, l’absence de réponse à un message ou l’attente d’un appel téléphonique peuvent susciter les pensées les plus négatives. Pour combler l’incertain, nous interprétons ce que nous ignorons, en supposant souvent le pire.
Le cerveau bayésien, prédire un événement en fonction des événements passés
Pour éviter l’incertitude, le cerveau a développé un comportement dit bayésien. Le cerveau bayésien est conçu comme une machine qui va extraire de l’environnement des régularités, leur associer une certaine probabilité, et générer des prédictions à partir de ces informations. Le cerveau fait des prédictions en continu sur le monde qui nous entoure, en utilisant les expériences précédentes. Et ces prédictions permettent de diminuer le niveau d’incertitude. En fonction de l’environnement, les prédictions sont différentes. Le rugissement d’un lion dans le métro va être perçu comme un son enregistré ou va faire penser qu’une personne a imité le lion, mais pas qu’un lion est un passager du wagon. En revanche, dans la savane, ce même rugissement va évoquer la présence d’un lion en chair et en os. Lorsque les prédictions sont réalisées, lorsqu’elles sont vraies, elles sont renforcées. Cependant, si elles sont erronées, elles sont corrigées. Nous avons toutes et tous fait cette expérience de saisir un objet que nous avions imaginé très lourd et qui, lorsque nous l’attrapons, se révèle très léger. La surprise que nous ressentons est le résultat d’une erreur de prédiction de notre cerveau.
Lorsque le cerveau ne peut pas faire de prédictions, ou que parmi plusieurs prédictions possibles aucune ne semble émerger, c’est le domaine de l’incertitude. C’est du stress que le cerveau produit ! Comme dans le paysage très embrumé où plus rien ne se distingue, où quelques mètres peuvent nous séparer d’une falaise ou d’un loup, c’est l’angoisse qui nous assaille. Une équipe britannique a montré qu’il est plus stressant de ne pas savoir si un événement négatif va se produire ou non, que de savoir avec certitude qu’il va se produire. Dans l’expérience que cette équipe avait développée, l’événement négatif était l’apparition d’une image de serpent associée à un choc électrique. Cet évènement était prédictible dans la moitié des cas et imprédictible dans l’autre moitié. L’équipe de recherche a montré que ce qui génère le plus de stress, c’est la situation d’imprédictibilité. Les sujets qui étaient certains de voir l’image de serpent étaient moins stressés que ceux qui n’avaient que 50% de chances de la voir.
Les biais cognitifs, comment notre cerveau nous illusionne
Les prédictions que le cerveau génère en continu ne suffisent pas toujours. La situation que nous avons vécue ces deux dernières années avec la pandémie de Covid en atteste. Une situation exceptionnelle avec un virus inconnu, des moyens de contamination et de protection inconnus, des traitements et vaccins inconnus… Difficile de faire des prédictions dans ces conditions. La peur de la maladie et l’incertitude face à l’évolution de l’épidémie ont été des facteurs évidents de stress, auxquels se sont rajoutés l’isolement social et des situations professionnelles compliquées ! Dans ces situations de vide prédictif, le cerveau a un plan B : les biais cognitifs.
Malgré notre volonté d’être objectif(ve) et rationnel(le), le cerveau ne traite pas objectivement les informations que nous recevons. On parle de biais cognitifs. Pendant l’épidémie de Covid, certains biais cognitifs ont influencé nos comportements et la prise de décisions. Le biais d’optimisme nous pousse à être irrationnellement optimistes ; lorsque nous assimilons de nouvelles informations, nous retenons plus facilement celles qui sont en notre faveur que celles qui sont en notre défaveur. Par exemple, si un individu estime, dans un premier temps, le risque qu’il soit atteint d’une forme sévère de Covid à 40%, et qu’on lui annonce que ce risque n’est « que » de 20%, il va beaucoup plus facilement retenir ce nouveau pourcentage que si on lui avait annoncé que le risque était en fait de 60%. Ce biais peut expliquer en partie, pourquoi, alors que l’épidémie faisait des ravages parmi la population de Bergame en Italie, les autorités sanitaires françaises ont sous-évalué le risque d’épidémie en France. Le biais de confirmation engendre une sensibilité accrue aux éléments qui confirment nos croyances et une sensibilité réduite à ceux qui les infirment. Nous voyons ce que nous voulons voir ! Un autre biais, le biais d’endogroupe ou d’appartenance, explique pourquoi nous faisons tellement confiance à nos proches et peu confiance à des personnes étrangères qui ne font pas partie de « notre groupe ». Nous buvons facilement au goulot d’une bouteille d’eau que nous partageons avec un(e) ami(e), beaucoup moins avec celle d’un(e) inconnu(e). Ce biais a contribué à une sous-estimation du rôle des enfants dans la transmission du Covid au sein des familles.
Préférer savoir, l’exemple des maladies neurologiques
Ces outils de prédictions et ces biais sont inhérents à l’être humain et encodés dans notre cerveau. Nous avons également développé des outils pour limiter l’incertitude et la chiffrer quand notre cerveau n’y parvient pas tout seul. Nous calculons la probabilité qu’un évènement agréable ou désagréable arrive en prenant en compte une situation donnée. Le risque dans un lieu clos, d’attraper le Covid sans masque, le risque d’attraper le Covid avec un masque. La probabilité d’un risque, d’une maladie, de la réussite d’un traitement, est utilisée au quotidien en médecine et sert autant à accompagner les cliniciens qu’à rassurer les patients. En neurologie, comme dans les autres spécialités médicales, le diagnostic d’une maladie est un moment déstabilisant. Du côté des patients, c’est toute une vie à réorganiser, l’incertitude du quotidien et un futur à repenser. Quelles sont les chances de s’en sortir, de récupérer ? Existe-t-il des traitements ? Combien de mois, combien d’années ? Autant de questions qui s’accumulent. Du côté des cliniciens, la prise en charge doit être la plus adaptée et l’enjeu est d’estimer au mieux l’évolution clinique pour répondre aux questions des patients et faire baisser le niveau d’incertitude. Ce sont souvent des probabilités qui vont permettre d’y répondre – 90% de chances de guérison, ou 20% seulement. Ces probabilités sont les mêmes que celles générées par le cerveau bayésien à partir de l’environnement, sauf que l’expérience individuelle ne suffit pas et que c’est l’expérience collective qui est utilisée ici pour les générer.
En conclusion, pour faire face à l’incertitude qui peut être une source de stress, l’être humain s’appuie sur des stratégies inconscientes (prédictions bayésiennes, biais cognitifs) et conscientes (évaluation d’un risque, etc.) qui sont très efficaces. C’est lorsque ces systèmes fonctionnent moins bien que le niveau de stress augmente et que l’incertitude se transforme en inquiétude.
Charlotte Jacquemot
De l’incertitude : L’impact de l’avenir sur le présent
Par J. Peter Burgess, chercheur en philosophie et sciences politiques à l’ENS-PSL, titulaire de la chaire de géopolitique du risque.
L’inconnu inconnu
C’est un moment médiatique clé du début du XXIe siècle. Le 12 février 2002, un an avant l’invasion en Irak par des forces alliées. Le spectre d’une ingérence signifiante émerge du discours soigneusement construit par l’administration Bush II et selon lequel le déploiement des armes biologiques ou chimiques côté Irak serait imminent.
Jouer sur l’inconnu, surtout en politique, n’a rien d’inédit. Toute prise de décision au sens strict du terme implique, d’une manière ou d’une autre, un choix entre deux ou plusieurs résultats chacun avec sa valeur relative. Prendre la meilleure décision revient souvent, dans cette optique, à la capacité de réduire l’incertitude du résultat. Plus un résultat est certain et souhaitable, plus le choix qui le produit est indiqué.
Un an avant que la décision ne soit définitivement prise, la volonté patente de l’administration Bush de passer à l’acte manque de légitimité. L’argument légendaire du secrétaire de la Défense est irréprochable dans sa logique, absurde dans ses implications politiques. Il peut se résumer ainsi : « Ce n’est pas qu’il y a des choses que nous ne savons pas sur la capacité militaire des irakiens, c’est que nous avons à faire avec des inconnus inconnus, ce précisément que nous savons, même pas si nous ne savons pas. »
La décision doit être prise, selon le secrétaire américain, non pas parce que nous n’avons pas la réponse à la question, mais parce que nous ne savons pas qu’elle est la question. Il s’agit de l’incertitude au deuxième degré, l’incertitude pure. Ce n’est pas une incertitude particulière ou déterminée qui gouverne notre comportement, mais une incertitude générale.
Autrement dit, les événements futurs incertains ont bien la capacité de produire des conséquences au présent. Que nous n’ayons pas de connaissance certaine de l’avenir n’est pas une entrave. Au contraire, c’est le manque même de pleine connaissance de ce qui advient et le recours apparemment inévitable à l’imagination et à tout ce qu’elle sait produire d’inquiétude, de peurs masquées ou d’angoisses refoulées. Ce n’est donc pas la certitude d’un futur événement dangereux qui a le plus grand impact sur le présent, mais bien l’incertitude qui engendre notre insécurité.
Notre expérience du futur au présent n’est ainsi pas la conséquence de faits objectifs, mais celle de la combinaison de notre ignorance de la réalité objective, d’un côté, et de notre conscience de cette ignorance, de l’autre. En bref : l’inconnu inconnu. Il s’agit d’un renversement de l’adage « ce que tu ne sais pas ne peut te faire de mal » : c’est ce que nous ne savons pas, exacerbé par le fait que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas (et non pas ce que nous savons) qui est à l’origine de l’expérience que l’on appelle aujourd’hui le « risque ».
Le cygne noir
Ce constat nous dirige vers le travail remarquable de Nassim Nicholas Taleb intitulé Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible et publié en 2007.
Taleb évoque le fameux cygne noir. L’apparition d’un cygne noir est très rare. Sa fréquence est tellement faible que nous n’arrivons pas à la systématiser, à la programmer dans nos attentes du futur.
Dans cette optique, l’attente de l’imprévisible transforme non seulement notre connaissance mais aussi le temps de la connaissance. Connaître vise moins une expérience du présent, et plus une expérience du futur. Le connaître se voit déplacé dans le futur. La connaissance a de plus en plus souvent pour objet un phénomène futur, c’est à dire un phénomène qui n’en est pas encore un. Un fait n’est pas un fait ; un fait est quelque chose qui sera. Notre expérience présente d’un phénomène qui n’est pas présent. La connaissance est un voyageur dans le temps. Ou encore : cette même réflexion nous amène à nous poser des questions sur la réalité même du présent. Où en sommes-nous si la réalité est une projection du présent dans le futur.
De l’autre côté, nous vivons le futur au présent. Nous sommes pleinement touchés par une expérience présente qui n’a pas encore eu lieu. La transformation du fait en vraisemblance.
La topologie de l’inconnu
Si nous vivons dans le futur, ce futur n’est pas un environnement stable et sûr. Le futur imaginaire n’est ni homogène, ni stable, ni uniforme. Au contraire notre expérience imaginaire est variable. Elle change avec les affects de notre présent. L’expérience de l’absence de certitude est capricieuse tout comme nos humeurs. Par conséquence, cette expérience négative, cette expérience de l’absence de la connaissance, elle a un sens. L’inconnu a un sens.
Car le futur a une forme, des contours, des textures. Il répond au frôlement de notre imagination, de notre pensée.
Il y a une topologie de l’inconnu. Elle a une profondeur, une douceur, une résistance, une réceptivité, toutes variables selon les humeurs et les valeurs de celle et celui qui pense. Bref, le futur a des contours qui varient selon l’expérience individuelle que nous en faisons. Elle prend la forme d’une phénoménologie.
Comment l’incertitude se présente-elle à notre intelligence ? Pour répondre à cette question il suffit d’étudier la forme, les contours de l’incertain, ses valences, ses zones de légèreté, de profondeur, sa porosité, son opacité, sa transparence.
Quel est le rapport entre notre expérience du présent et celle du futur ?
L’asymétrie du connu et de l’inconnu
Il suffit, dans un premier temps, de constater l’asymétrie fondamentale du connu et de l’inconnu. Autrement dit, la valeur du présent connu n’est pas le contraire du futur inconnu. Le rapport entre le présent et le futur n’est pas un simple rapport d’avant et d’après, une espèce de réflexion à travers un miroir imaginaire du temps. Le futur n’est pas un état de choses, une constellation de faits ou d’événements qui deviennent simplement présents. Il n’y a pas de simple passage du futur vers le présent comme à travers la surface d’une barrière du temps.
Le futur est changé par son devenir-présent, et le présent est changé par l’arrivée du futur. Le futur ne s’échange pas pour le présent. Le futur présente une force, une énergie, un impact sur le présent. Le passage du présent vers le futur, ce voyage dans le temps, génère quelque chose en plus.
Le temps est une machine transformative ou il n’est rien. C’est comme cela que l’inconnu futur, au-delà d’être empiriquement inconnu, produit un sens, un sens qui ne relève pas du fait. Il relève des valeurs, de ce qui ne se réduit pas à l’épistémologique.
Cette transformation est purement humaine. Il s’agit de l’effet esthétique, moral, culturel, de l’expérience humaine. Le futur ne correspond pas à nos projets futurs. Mais la différence entre ce que nous savons du futur et ce qui se produit dans le futur, c’est l’Existence, au sens fort du terme. Ce gap, représenté imparfaitement par le cygne Noir, est la source de la valeur éthique, du sens du beau, de l’inspiration du bien, de l’humanité de l’être humain.
J. Peter Burgess
Faire face à l’incertitude : la prévision saisonnière au Sahel
Par Alessandra Giannini, chercheuse sur le climat depuis 2020, professeure et directrice du Centre de formation sur l’environnement et la société (Ceres) à l’ENS-PSL.
L’incertitude est primordiale dans la prévision du climat, comme de la météo. Nous connaissons les lois de la physique qui règlent son évolution. Pourtant, nos prévisions sont naturellement incertaines. Cela ressort de la nature chaotique du système : à chaque fois que nous essayons de mieux connaitre l’état du système au présent, pour prévoir son état futur, par exemple, à travers des observations plus fines, nous ajoutons de l’erreur avec l’information. Cette limite à la prévisibilité – connue comme l’effet papillon – a été mise en exergue par Ed Lorenz dans les années 1960. Par conséquent, toute prévision, par nature incertaine, se doit d’être probabiliste, et non déterministe. On produit des ensembles de prévisions, à partir de conditions initiales qui tiennent compte de l’erreur dans l’observation de l’état du système, pour arriver à associer une probabilité à l’occurrence d’un événement : pleuvra-t-il demain ? La prochaine saison des pluies sera-t-elle excédentaire ou déficitaire ?
Or, répondre à la deuxième question – quel sera le caractère de la saison, en termes de précipitations comme de température moyenne ou d’autre paramètre climatique – équivaut à faire une prévision saisonnière. Comment arrive-t-on à faire une telle prévision, en vue de la limite théorique d’environ deux semaines, fixée par Lorenz à la prévision météo ? En fait, pour ce faire, il faut d’abord passer de la considération de la seule atmosphère au système couplé océan-atmosphère, puis exploiter essentiellement l’inertie thermique de l’eau. Cette inertie fait que l’océan, notamment, les températures à la surface, évolue lentement par rapport au chaos atmosphérique, qui se manifeste par exemple dans la succession rapide de perturbations pendant l’hiver parisien (européen). Les régions dont le climat est influencé par les océans – où des anomalies de température à la surface des océans ont tendance à pousser le climat de la région dans le même sens, que ce soit des sècheresses, des inondations, des vagues de chaleur, etc. – deviennent prévisibles au sens climatique. Pour établir cette prévisibilité potentielle, on fait tourner les modèles d’atmosphère en imposant comme conditions à la surface les observations historiques des températures des océans, puis on compare l’évolution, des précipitations, de la température moyenne, etc. Là où il y a une correspondance, on peut dire avoir établi un lien entre les conditions océaniques, qui évoluent lentement, et les conditions climatiques régionales, dont découle la prévisibilité.
Le Sahel, la marge semi-aride du désert du Sahara allant du Sénégal à l’Éthiopie, est l’une des régions au monde où ce schéma de simulation fonctionne. Des simulations du type décrit ci-dessus ne reproduisent pas seulement l’alternance des décennies humides et sèches qui ont marqué l’histoire récente de cette région, mais aussi la variabilité interannuelle des pluies saisonnières, liée au phénomène El Niño - Oscillation australe. Malgré la complexité des effets croisés des océans Atlantique, Indien et Pacifique, les simulations courantes produites avec des modèles couplés océan-atmosphère, générant des prévisions opérationnelles tous les mois pour les neuf/douze mois à venir, prévoient si les pluies au Sahel seront déficitaires, excédentaires ou proches de la normale avec un taux de succès qui dépasse largement le hasard. C’est sur ces bases scientifiques que repose le processus d’exploitation des prévisions saisonnières dans la région ouest-africaine, mis en place à la fin des années 1990 et devenu une stratégie reconnue d’adaptation au dérèglement climatique.
Il reste néanmoins des défis majeurs dans la traduction d’une probabilité en prise de décision, puis en action. Notamment, des défis d’utilité pratique, liée au décalage, spatial et temporel, entre l’information et la décision. La prévisibilité des pluies sahéliennes repose sur peu de facteurs (océaniques). Essentiellement, c’est une prévision pour l’ensemble de la région. Qu’elle se traduise ou pas à l’échelle locale, d’une ferme ou d’une ville, est imprévisible. Malgré la tendance claire à l’amélioration des systèmes de prévision basés sur des ensembles multi-modèles, on fait davantage confiance aux prévisions à courte échéance, donc celles faites un à deux mois avant le démarrage de la saison des pluies, qu’à celles faites à longue échéance, jusqu’à six mois avant la saison. Si on prend en considération les délais nécessaires à la mise en place des réponses ciblées, telles que s’approvisionner puis distribuer des semences adaptées aux conditions plus probables, on se rend compte des limites du périmètre d’action.
À ces questions pratiques s’ajoutent des questions d’éthique et sociétales. Comme toute solution technique, la prévision saisonnière n’est pas neutre. La déployer sans réfléchir au contexte socio-économique risque de manquer ceux qui en ont plus besoin, favorisant ceux qui ont le plus de moyens, de s’approprier de l’information, de s’adapter aux conditions prévues, etc. De surcroît, il peut s’avérer que les plus vulnérables ne soient pas ceux qui sont plus exposés, parce que vivant dans des régions où le climat est plus extrême, ou sa variabilité est plus aiguë, mais ceux qui sont plus sensibles, parce que leurs sources de revenus sont intimement liées aux climat. C’est le cas au Sénégal, pays à la façade atlantique du Sahel. Ici, une analyse des enquêtes auprès des ménages recueillies par le Programme alimentaire mondial des Nations unies montre clairement que les régions au sud et à l’est du pays sont plus touchées par l’insécurité alimentaire, malgré un climat plus favorable à l’agriculture, avec une saison des pluies plus longue et abondante par rapport au nord du pays. Et cela, précisément parce que ces régions sont encore tributaires de l’agriculture, alors que les régions au centre et au nord du pays se sont progressivement éloignées de cette activité, répondant à la fois à la rupture du système économique local mis en crise par les sécheresses des années 1970 et 1980, et aux opportunités économiques liées à la globalisation, y compris la migration et les transferts d’argent vers le pays d’origine qui en découlent.
Pour conclure, c’est seulement en conjuguant une meilleure compréhension des systèmes climatique et sociétal qu’on peut faire face à l’incertitude. Cela impose des interactions interdisciplinaires, c’est à dire entre des chercheurs issus des disciplines scientifiques et littéraires, ainsi que transdisciplinaires, c’est à dire entre les chercheurs, les acteurs du public et du privé et la société civile.
Alessandra Giannini
“Rien ne va plus” : poétiques de l’aléatoire
Par Hélène Aji, normalienne, agrégée d’anglais, docteur de l’université de Picardie en poésie américaine et professeure de littérature américaine à l’ENS-PSL.
Le tournant moderniste dans les arts et la littérature est la conséquence directe d’une prise de conscience apocalyptique. Aux États-Unis, un premier coup de semonce avait déjà retenti avec la guerre de Sécession et provoqué des questionnements aigus sur le sujet qui s’inscrit dans le texte littéraire. Qui est cette persona qui parle, quel est son message, quel impact souhaite-t-elle avoir sur son lectorat ? Quelle serait sa fonction, voire sa mission, dans un monde incertain et violent, dont la boussole éthique semble déréglée ? Que cette violence s’exprime par la participation aux guerres mondiales ou aux guerres décoloniales, ou qu’elle se retourne contre de présumés ennemis de l’intérieur en chasses aux sorcières ou en lynchages, elle interpelle tragiquement les poètes et motive leur recherche de modes de composition où l’autorité de l’auteur s’efface au profit d’une création collective. Les années 1930 voient l’émergence de lieux consacrés à cette poétique participative, tel le Black Mountain College fondé en 1933 en Caroline du Nord: il s’agit d’éduquer « ceux qui ne sont pas allés à l’école » par les arts et le partage d’un mode de vie communautaire. Les étudiants pratiquent les arts sur un mode décloisonné et transversal, sans frontières entre les media ; ils élèvent leurs vaches, font pousser leurs légumes et suivent les cours de philosophie dans un bâtiment qu’ils ont construit. Les études à Black Mountain ressortent d’une utopie qui attire des personnalités charismatiques : l’emploi du temps voit se succéder les artistes du Bauhaus qui ont fui l’Allemagne nazie (Walter Gropius), des artistes américains reconnus (Willem De Kooning, Robert Motherwell) ou en passe de l’être (John Cage, Merce Cunningham). À la fin des années 1940, les artistes qui se rassemblent au Black Mountain College affrontent avec son directeur, le poète Charles Olson, les urgences d’un monde instable : il faut trouver les modalités qui permettront à l’art contemporain de renouer avec la démocratie et la liberté, de recouvrer sa pertinence politique et sociale et de se relever du désastre humain de la guerre totale, de la Shoah et de la bombe atomique.
À Black Mountain, la pédagogie est basée sur la reconnaissance des implications politiques et éthiques du geste esthétique et sur la modélisation des indéterminations qui touchent toutes les étapes de la composition artistique, de l’intention à la mise en œuvre et la réception. Ainsi, John Cage, Merce Cunningham et Jackson Mac Low, partant chacun de son propre medium – respectivement la musique, la danse et la poésie –, dépassent les limites génériques qui les séparent par l’utilisation de méthodes de composition aléatoires. Pour Jerome Rothenberg, les œuvres qui en résultent mettent en question la définition même de la poésie et la fonction du poète en donnant la précédence au hasard dans l’écriture poétique afin de contrer la projection personnelle habituellement associée à la persona poétique (UCSD Mandeville Special Collections, Mss. 180, Box 32, Folder 1).
La convergence entre Cage, Cunningham et Mac Low implique une réflexion radicale sur l’auteur et l’autorité et une expérimentation intense sur leurs modélisations possibles dans le processus de création artistique. La recherche vise la production d’œuvres allégoriques d’une organisation socio-politique égalitaire. Familiers des enseignements du maître zen Suzuki à l’université de Columbia à New York dans les années 1950, les trois artistes envisagent l’œuvre d’art comme l’espace d’une relation non égoïque au monde, échappant ainsi aux pièges du messianisme romantique et de l’autoritarisme moderniste. La réinterprétation des pratiques anti-impérialistes de la méditation zen par Cage se construit sur l’expérimentation d’une composition aléatioire de l’œuvre, à partir de jets de dés, mouvements au jeu de go, tirage de cartes, etc. L’artiste se retire ainsi d’une conception de l’œuvre comme résultante fixe et intangible d’un processus mystérieux, hermétique et clos, pour penser l’œuvre comme variable, ordonnancement temporaire du chaos. La procédure aléatoire produit une forme de cohérence qui échappe à la détermination d’un agent unique en déplaçant l’arbitraire de la création artistique en dehors de la sphère psycho-sociale. Les œuvres qui en résultent sont « randomisées », leur composition est indéterminée autant que leur performance, et parfois même, leur texte reste non stabilisé (Jackson Mac Low, « Writing and Practice » (1991), UCSD Mandeville Special Collections, Mss. 180, Box 69, Folder 13). À coups de dés mallarméens, la décision auctoriale est réassignée à une procédure aléatoire et une pluralité d’instances autonomes en charge de son exécution. Participant à des actions éphémères, le public fait l’expérience simultanée de la démystification de l’art et d’une communauté mystique.
C’est pourquoi le Black Mountain College représente une expérience majeure de transformation poétique, qui se développe dans un dialogue transatlantique avec l’impossible deuil oulipien et en réponse à l’injonction adornienne lancée à la poésie : comment créer encore après la disparition et le désastre ? La coopération entre Cage, Cunningham et Mac Low est « extatique » au sens le plus fort du terme car elle se hasarde hors des champs cartographiés de la poésie, de la musique et de la chorégraphie, pour poser un regard critique sur les modalités de leur composition. À la fois inquiétante et jubilatoire, cette extase des possibles infinis de la composition procédurale est « l’étincelle qui [dans le jeu de mots de Mac Low à propos de Cage] ouvre les portes de la cage ». Démocratique dans ses objectifs, anarchiste dans ses organisations, non interventionniste dans ses opérations, ces poétiques espèrent par le jeu du hasard reconstruire la communauté des poètes : silence, multidirectionnalité, parataxe fondent cette grammaire aléatoire de notre « univers humain » (Olson), une poétique non prescriptive et participative qui réécrit potentiellement notre monde, lorsque règne l’incertitude et que « rien ne va plus ».
Hélène Aji
La 5e édition de la Nuit de l’ENS se tiendra le 9 septembre prochain à l’École normale supérieure, 45 rue d’Ulm, dans le 5e arrondissement de Paris. Plus d’informations ici.
La quête de la vérité est le but même de la philosophie. Le Vrai constitue pour Platon, avec le Beau et le Bien, une valeur absolue. Mais qu’est-ce que la vérité et comment y accéder puisqu’on ne peut la confondre avec la réalité ? On…
À l’occasion de la rétrospective programmée au centre Pompidou, à Paris, le spécialiste du futurisme Giovanni Lista dévoile l’influence de Bergson sur ce mouvement trop souvent caricaturé et commente des tableaux clés de cette période. …
André Comte-Sponville nous a accordé un magistral entretien sur les relations entre lucidité, bonheur et désespoir, que nous publions dans le…
Alors que la campagne présidentielle bat son plein en France, nous avons interrogé Jan-Werner Müller, professeur de philosophie politique à…
Le 21 avril, une lettre rédigée par un ancien officier de l’Armée de Terre, Jean-Pierre Fabre-Bernadac, et signée par de nombreux officiers à le…
La gauche a-t-elle abandonné le peuple ? Sinon, comment expliquer la droitisation du paysage politique ? Pour en discuter, nous avons…
Il y a trente ans, Michel Serres jetait les bases d’une communauté de la nature et des hommes : un « contrat naturel » à l’échelle de la planète. Spécialiste canadienne de l’écocritique, Stephanie Posthumus…
André Comte-Sponville n’a eu de cesse de questionner les rapports entre le bonheur et l’absence d’illusions. Une réflexion liée à son histoire…