Benoît Pelopidas : “La doctrine de la dissuasion nucléaire exige aussi que la possibilité de la guerre nucléaire reste ouverte”
« Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux ! » La menace formulée par Vladimir Poutine d’une attaque militaire et même nucléaire sur l’Europe au cas où celle-ci soutiendrait l’Ukraine dans un conflit armé avec la Russie, relance la question du sens de la dissuasion nucléaire. Benoît Pelopidas, qui vient de publier Repenser les choix nucléaires (éd. Sciences-Po-Les Presses), propose ici une réflexion éthique et philosophique sur les fondements de cette stratégie et sur la place, totalement sous-estimée selon lui, de la « chance » dans l’évitement de l’usage de la bombe atomique depuis Hiroshima.
Interrogé sur le conflit en Ukraine, Vladimir Poutine a déclaré, « Si l’Ukraine devient membre de l’Otan et récupère le Donbass par la force militaire, les pays européens vont être entraînés automatiquement dans le conflit avec la Russie. Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’Otan et de la Russie ne sont pas comparables… Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux ». Cette menace n’est-elle pas ahurissante et totalement disproportionnée ? Et doit-on la prendre au sérieux ?
Benoît Pelopidas : Je voudrais vous répondre en trois temps. D’abord, l’idée que les Européens n’aient pas le temps de réagir renvoie à l’accélération issue du couplage d’explosifs thermonucléaires à des missiles balistiques intercontinentaux qui a eu lieu au début des années 1960. Pour vous donner un ordre de grandeur, ceux-ci se déplacent environ vingt fois plus vite que la génération précédente de vecteurs, les bombardiers. Cette vitesse et le temps qui sépare le lancement de l’impact et des dommages instantanés considérables diminuent considérablement la capacité de décision des dirigeants et la possibilité de la désescalade une fois les hostilités commencées. Cette accélération – qui se poursuit avec le développement de missiles hypersoniques par les États-Unis, la Russie et la Chine – est aussi une source première de notre vulnérabilité matérielle dans la mesure où elle rend quasi impossible l’interception de ces missiles. Un élément de contexte plus récent qui rend la possible escalade de cette crise inquiétante tient à l’effacement de la distinction claire entre nucléaire et non nucléaire sur le sol européen avec la fin du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires en 2019. Ce traité signé en 1987 a permis pendant plus de trente ans d’avoir confiance dans le fait que tout missile à portée intermédiaire basé à terre sur le territoire européen n’était pas porteur d’une charge nucléaire. Nous ne pouvons plus en être sûrs. Cela perturbe considérablement la gestion de crise.
Ensuite, si la situation est particulièrement tendue du fait des troupes massées à la frontière, en termes de rhétorique nucléaire, Vladimir Poutine ne dit rien de particulièrement exceptionnel s’il parle de la Crimée [annexée par la Russie] et pas du Donbass [où la guerre entre milices prorusses et armée ukrainienne est gelée par un cessez-le-feu] comme le suggère un collègue russophone. Il affirme qu’au cas où l’Ukraine deviendrait membre de l’Otan et reprendrait un territoire que la Russie considère comme sien, elle s’exposerait à une escalade nucléaire. Cela manifeste deux stratégies : un État doté d’armes nucléaires menace d’employer ces armes pour dissuader l’ennemi potentiel d’envahir son territoire national, et menace de représailles nucléaires en cas de conflit pour compenser une infériorité en termes d’armements conventionnels. Comme vous le savez, la première de ces stratégies était la stratégie de l’Otan face à ce qui était perçu comme une menace soviétique d’invasion de l’Europe occidentale. Jusqu’à aujourd’hui, ce désir d’élever la menace de représailles nucléaires comme moyen de dissuader d’une invasion de territoire est l’une des justifications pour lesquelles l’Otan et ses États membres dotés d’armes nucléaires n’ont pas adopté de doctrine de non-emploi en premier de leurs arsenaux nucléaires.
“En usant de la menace de représailles nucléaires, Vladimir Poutine reconnaît explicitement l’infériorité conventionnelle de la Russie face à l’Otan”
La seconde stratégie est l’usage de la menace de représailles nucléaires pour dissuader un adversaire doté de capacités conventionnelles très supérieures. Cela a été l’un des objectifs de la force de frappe française. Monsieur Poutine reconnaît explicitement l’infériorité conventionnelle de la Russie face à l’Otan : « Bien sûr, le potentiel de l’Otan réunie et la Russie ne sont pas comparables, mais nous comprenons que la Russie est une puissance nucléaire. » En effet, si l’on regarde les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm [Sipri] en termes de dépenses militaires depuis la fin de la guerre froide et que l’on compare celles de la Russie à celles de deux membres européens de l’Otan ici impliqués, l’Allemagne et la France, en oubliant les vingt-huit autres membres de l’alliance transatlantique, les dépenses russes sont inférieures de 1 300 milliards de dollars. Même si la Russie possède une armée de conscription et que les soldats russes ont des salaires plus bas, cette différence manifeste son infériorité conventionnelle. Encore une fois, cela laisse de côté les vingt-huit autres membres de l’Otan, dont les États-Unis.
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