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Sophie Djigo en 2018. © Charles-Olivier Bourgeot/Voix du Nord/Maxppp

Exclusif

Sophie Djigo, l’enseignante de philosophie menacée par l’extrême droite, s’exprime

Charles Perragin publié le 08 décembre 2022 7 min

Menacée par des militants d’extrême droite, Sophie Djigo, professeure de philosophie, a dû annuler une sortie à Calais avec ses étudiants. Pour cette spécialiste des phénomènes migratoires et co-autrice de l'essai Des philosophes sur le terrain (Créaphis, 2022), l’étude de terrain est pourtant indispensable pour comprendre la frontière et la citoyenneté. Entretien exclusif.


Quel était le but de ce travail de terrain que vous deviez mener à Calais avec vos élèves de classe préparatoire ?

Sophie Djigo : J’enseigne la philosophie en hypokhâgne au lycée Watteau de Valenciennes et je suis chercheuse spécialiste des questions migratoires. Avec mes collègues de théâtre et de culture antique, nous avons décidé de lancer un projet de recherche interdisciplinaire d’un an sur le thème « Exil et frontière ». Je voulais les emmener à Calais, que je connais bien, pour réaliser une journée d’initiation à l’ethnographie et aux méthodes des sciences sociales. Comment on observe ? Qu’est-ce que l’observation participante ? Quelles sont les techniques d’entretien ?

 

Quel devait être votre terrain précisément ?

L’association L’Auberge des migrants, une structure humanitaire fascinante qui regroupe des associations et des organisations non gouvernementales [ONG] internationales. Les étudiants devaient rencontrer les bénévoles et faire eux-mêmes du bénévolat tout en réfléchissant à cette pratique. Dans un second temps, nous devions partir faire une observation plus extérieure de la frontière, en particulier des nouvelles technologies de surveillance avec un travail photographique.

“Il ne s’agissait pas seulement de remettre en cause mon éthique professionnelle : aux yeux des mouvements d’extrême droite, j’endoctrinais des étudiants, j’étais un ennemi public dont il fallait protéger les enfants”
Sophie Djigo

 

Comment cette sortie est-elle devenue l’objet d’une attaque politique de la part de l’extrême droite ?

J’ai envoyé un e-mail à mes étudiants pour rappeler les horaires, et, deux jours après, j’ai appris l’existence d’un communiqué de presse de la section valenciennoise de Reconquête qui, sans me nommer, m’identifiait clairement. J’étais devenue une idéologue dangereuse. Dans la foulée, un communiqué de même nature du Rassemblement national est sorti, et, dans son sillon, les sites fascistes se sont embrasés : Fdesouche, Riposte laïque, Boulevard Voltaire, le Miroir du Nord, etc. Là, il ne s’agissait pas seulement de remettre en cause mon éthique professionnelle : à leurs yeux, j’endoctrinais des étudiants, j’étais un ennemi public dont il fallait protéger les enfants. Ils ont donné mon identité, ma photo, mon lieu de travail. J’étais insultée, menacée de mort jusque sur ma boîte mail. J’ai tout de suite été placée sous protection fonctionnelle du rectorat, et, le lendemain, la préfecture nous a alertés sur le fait que des militants de Reconquête voulaient empêcher le bus de partir. En accord avec le rectorat et le chef d’établissement, nous avons annulé la journée. Le travail de terrain nécessite beaucoup de concentration, et nous ne pouvions pas le mener dans ces conditions.

“Même si mon approche est analytique, j’ai été humainement plongée dans une réalité dont je n’ai plus pu détourner le regard. Ma démarche n’est pas “politique” au sens des partis d’extrême droite, elle est citoyenne”
Sophie Djigo

 

Pourquoi l’extrême droite s’en prend à vos recherches, selon vous ?

Cela n’a rien d’exceptionnel. Avec d’autres collègues chercheurs sur les questions migratoires, nous avons déjà été maintes fois insultés. Avec cette intensité, c’est inédit, je le reconnais. Dans l’esprit de ces individus qui ne comprennent ni la philosophie ni les sciences sociales, on est pour ou contre. J’ai écrit deux livres sur les phénomènes migratoires dans la zone frontière de Calais : Les Migrants de Calais (Agone, 2016) et Aux frontières de la démocratie (Bord de l’eau, 2019). Je reste très humble. Je ne donne pas de solutions politiques mais j’analyse un terrain avec ses difficultés aux dimensions multiples : politiques, juridiques, économiques, morales, citoyennes, émotionnelles, psychologiques. Par ailleurs, en tant que citoyenne, j’ai commencé à accueillir des exilés après mes deux livres à Calais. Même si mon approche est analytique, j’ai été humainement plongée dans une réalité dont je n’ai plus pu détourner le regard. Cette démarche n’est pas « politique » au sens de ces partis, elle est citoyenne. J’appartiens à une association où vous trouvez des macronistes, des catholiques de droite et des gens de gauche. Ce qui m’intéresse, c’est l’accueil citoyen.

 

Sur le plan philosophique, étudier la migration, c’est nécessairement réfléchir au sens de la citoyenneté.

Et de l’État-nation ! Nous avions commencé à étudier à la rentrée Thomas Hobbes et Montesquieu. De façon générale, la question de l’étranger est assez peu abordée chez les penseurs du XVIIIe siècle, qui lui préfèrent celle de l’unité du corps social. Même chez Jean-Jacques Rousseau, grande figure du républicanisme, la République efface les particularismes. Son seul moteur est la très abstraite volonté générale et le citoyen, au fond, est un individu déraciné. Le fait que la question de l’étranger soit devenue centrale aujourd’hui interroge en effet le concept de citoyenneté. Comment on définit aujourd’hui un État-nation ? Je voulais donc faire le lien entre les premiers penseurs du contrat social et des auteurs plus contemporains comme Will Kymlicka qui aborde notamment la citoyenneté transnationale.

“La réalité des espaces frontaliers est plurielle, contradictoire, c’est tout cela que je voulais aborder”
Sophie Djigo

 

Vous vous intéressez également dans vos recherches à l’espace frontalier.

L’État-nation se définit par des frontières. La frontière, c’est une réalité physique mais aussi ce que l’anthropologue Michel Agier appelle des « situations de frontière ». La Manche est une limite naturelle, mais il y a aussi toute la technologie de surveillance très visible qui structure l’espace urbain calaisien. Quel rapport politique détermine un tel espace ? Autre question : comment un espace devient une zone de transit ? À Calais, il y a ces espaces indéfinis que sont les campements de migrants où le rapport à la loi et aux normes est brouillé. En effet, vivent là des personnes qui ne sont pas citoyens et ont un rapport à l’État marqué par les ambiguïtés de la puissance publique. D’un côté, il y a la souveraineté de l’État-nation sur ses frontières et, de l’autre, l’exigence du respect des droits internationaux et des conventions de Genève. D’un côté, même si elle assure un rôle de protection, la force publique reçoit aussi des consignes pour détruire les camps clandestins. D’un autre côté, n’importe qui peut demander l’asile dans un pays de son choix sans que son existence ne soit niée. À cet égard, l’État prend en charge, via une association mandatée, des distributions alimentaires. Les permanences d’accès aux soins de santé permettent un accès universel aux soins. Il s’agit là aussi, en dernière instance, d’un service public. La réalité des espaces frontaliers est plurielle, contradictoire, c’est tout cela que je voulais aborder.

 

Quelle référence philosophique permet de penser cette complexité aujourd’hui ?

Au retour de Calais, je comptais revenir sur Michael Walzer, en particulier ssur es Sphères de justice (Seuil, 2013) où il se démarque de la pensée contractualiste : il n’y a pas de droits abstraits ou d’égalitarisme simple mais des sphères distinctes – politique, économique, familiale, religieuse, associatives – qui ont leur propre régime de justice et leurs critères de distribution spécifiques. Et ces sphères peuvent se compenser : on va chercher dans l’une ce qu’on n’a pas dans l’autre. L’État-nation n’est qu’un « club » parmi d’autres avec ses règles tacites : selon votre situation sociale, ethnique, religieuse, vous n’aurez pas la même reconnaissance politique. C’est très concret : l’État ne prend en charge qu’une partie des soins, de la nourriture ou des biens moraux et affectifs (comme la reconnaissance) des personnes sans statuts et ce sont d’autres sphères qui vont compenser, comme les ONG, des grandes associations comme Caritas qui sont pour la plupart inter-nationales, dans les interstices du pouvoir politique.

“Je suis désolée que l’État de droit ne puisse pas avoir une fondation purement rationnelle et qu’on ait besoin d’enraciner l’attachement politique dans des éléments particuliers et affectifs”
Sophie Djigo

 

Finalement, notre époque raconte l’impossibilité de penser une citoyenneté abstraite. D’ailleurs, un auteur comme Rousseau a lui-même écrit des pages surprenantes sur la « religion civile » : la raison ne suffit pas, il faut attacher le citoyen à sa communauté politique par le cœur.

Je suis une élève du rationalisme, de Jacques Bouveresse notamment. Je suis désolée que l’État de droit ne puisse pas avoir une fondation purement rationnelle et qu’on ait besoin d’enraciner l’attachement politique dans des éléments particuliers et affectifs que je trouve superflus, voire dangereux. Je pense évidemment aux fantasmes communautaires qui fondent l’appartenance politique dans une essence homogène, une souche commune avec son histoire et ses valeurs.

 

N’est-ce pas là le réflexe d’un pays affaibli, dont une partie de la population est de plus en plus précarisée ?

Cela détermine certainement un rapport plus conflictuel entre ce que Norbert Elias appelle les « établis » et les « marginaux ». Les établis se sentent d’autant plus menacés quand leurs privilèges sont réduits. La peur du déclassement accentue la défiance à l’égard des nouveaux venus. Mon expérience de terrain m’a cependant appris à faire beaucoup de distinctions. Les rapports aux étrangers sont très variables selon les histoires régionales et bien d’autres éléments, comme l’héritage des structures familiales, entrent en jeu. En philosophe de terrain, je me garde des généralisations abusives. Quand Aristote dit que la Cité est un ensemble de familles, c’est vrai dans la mesure où la famille est une source de socialisation très importante. C’est par la famille qu’on intègre les rapports de pouvoir et des modes de représentation. On le vit dans notre chair, alors que l’État-nation n’est pas visible, lui. Je me suis rendu compte que beaucoup d’accueillants avaient une histoire familiale en lien avec la migration. Et cela joue nécessairement un rôle dans leur rapport à l’étranger, au sens de la citoyenneté et à l’État-nation.

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