Sartre et Debord en “situationship”

« — Apparemment, j’étais dans une situationship… 

— Heu… une quoi ?

Un dimanche soir un peu maussade de la fin du mois de juillet paraissait idéal pour s’asseoir autour d’une bouteille de vin et sonder plus avant les mystères des nouvelles relations amoureuses – ou sentimentales, ou affectives, je ne sais même plus quel terme employer. La menace de la pluie nous préservait largement de nous croire en Grèce et la toge de Socrate ou Alcibiade ressemblait plutôt à un trench mal repassé, alourdi du poids d’un téléphone dont on savait qu’il ne sonnerait toujours pas ce soir.

Autour de la table, un ami dont la rupture encore fraîche lui gâchait toujours un peu le goût du vin, et une autre qui, au bout de dix ans de relation, mettait fin à la cohabitation, sans savoir vraiment si cela sonnait aussi le glas de son couple. “Une situationship, c’est quand tu es avec quelqu’un, que tu fais avec lui ou elle tout ce que font les couples officiels, genre aller au cinéma, au resto, en vacances, et bien évidemment coucher ensemble, mais que tu n’as pas décrété que tu étais en couple”, m’explique cet ami qui venait de rompre – ou pas tout à fait, si je comprends bien. “Il peut même y avoir une forme d’exclusivité entre les deux”, poursuit-il. “Il manque juste l’étiquette ‘couple’.” J’ai dû lever les yeux au ciel sans même m’en apercevoir.

Contraction de l’anglais relationship et situation, l’expression dit bien le flou général qui caractérise désormais les relations sentimentales. Les labels se multiplient – relation libre, polyamour, plan cul, friends with benefits – au point qu’a fini par s’imposer celui qui les résume tous : la situationship. En anglais, le terme situation a toutefois une connotation négative. Dire “we have a situation here” annonce un problème, pas encore tout à fait identifié, qui peut même virer à la crise. Le terme de situation en français a par ailleurs été largement investi par les philosophes, à commencer par les existentialistes et les situationnistes. Ces derniers offrent deux lectures possibles de cette nouvelle modalité du couple qui ne dit pas son nom.

Quand Sartre écrit dans la présentation des Temps modernes, en 1945 que “l’écrivain est en situation dans son époque”, c’est pour insister sur la notion de responsabilité. “Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi”, martèle-t-il. Qui plus est l’artiste, mais en réalité n’importe qui, vous et moi, sommes forcément engagés, même dans nos refus de prendre position. Vous me voyez venir : à l’heure où la question de l’engagement semble toujours plus problématique en amour, il peut être intéressant de se souvenir de l’absolutisme sartrien. Nous sommes condamnés à être libres, affirme-t-il dans L’Être et le Néant, c’est-à-dire que nous sommes forcément engagés dans un rapport au monde qui appelle notre action – l’inaction en étant aussi une forme. Être en situationship pourrait donc se résumer à une forme de suspension qui revient à nier sa propre liberté, l’engagement dans le couple ou dans le célibat, ou dans n’importe quoi d’à peu près clair, revenant à exercer vraiment sa liberté.

Autre manifeste : celui des situationnistes. À l’occasion de l’Internationale situationniste créée en 1957, Guy Debord écrit un texte à valeur de programme, un Rapport sur la construction de situations. “Notre idée centrale est celle de la construction de situations, avance Debord, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure.” Pas hyper clair, me direz-vous. Mais si l’on se souvient que le situationnisme rejette l’abrutissement lié à la société du spectacle et les valeurs bourgeoises au profit de la création permanente, cela s’éclaire peut-être un peu. Si le couple est devenu une sorte de totem bourgeois synonyme d’ennui et d’enfermement, la situation relève à l’inverse de la fluidité et de l’invention permanente, de possibilités créatrices infinies. Encore faut-il ne pas rejouer dans l’intimité les mécanismes d’oppression et d’aliénation, que les situationnistes espéraient court-circuiter. Bref, on n’a pas le cul (si c’est tout ce que vous envisagez) sorti des situations… »

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