Réseaux sociaux : éloge nietzschéen de la “mise en sourdine”

Grâce à cette petite clochette barrée, on peut en un seul clic « faire taire » nos amis, nos collègues ou notre tante complotiste. Cette fonctionnalité de « mise en sourdine » est présente sur de nombreux réseaux sociaux comme Facebook, Instagram ou Twitter. Elle permet de désactiver la notification des messages, mais aussi d’invisibiliser le contenu public produit par notre entourage. Quand ils nous parlent, on ne les entend pas, quand ils publient des posts ou des photos, on ne les voit pas. Ils sont présents dans notre liste d’amis mais ils sont en quelque sorte censurés : pour quinze minutes, pour une journée ou indéfiniment. 

Quelle est l’utilité de cette nouvelle manière de (ne pas) communiquer ? Réponse avec Nietzsche. 

Calmer l’angoisse de la réponse immédiate

Sur les réseaux, les fonctionnalités favorisent la réactivité. Sur Facebook, par exemple, le bouton « J’aime » côtoie une flopée de réactions comme « J’adore », « Solidaire », « Haha », « Wouah », « Triste » et « Grrr ». Mais le plus contraignant de ces outils est sans doute la mention qui signale à l’interlocuteur que l’on a bien lu son message. Nous voici acculé, obligé de répondre pour ne pas paraître négligeant. Dans le Crépuscule des idoles (1889, c’est-à-dire bien avant Internet !), Friedrich Nietzsche voyait déjà cette obsession pour la réactivité d’un mauvais œil. Ce philosophe, connu pour valoriser la spontanéité et une forme de pensée nerveuse et émotive, prête aussi attention à ce qui peut nuire à notre psyché. Selon lui, vouloir réagir à tout prix est « un symptôme d'épuisement », la preuve « d'un état maladif ». La « mise en sourdine » apparaît comme l’outil idéal pour mettre fin à cette frénésie pathologique de la réponse immédiate.

La force de l’analyse plutôt que la réaction à chaud

Notre tante complotiste nous demande notre avis sur le documentaire douteux qu’elle a publié sur son fil Facebook, une vague connaissance nous relance pour la cagnotte d’anniversaire d’un ami d’ami d’ami… Il y a plein de d’informations auxquelles on n’a pas envie de répondre, du moins dans l’immédiat. S’interdire de réagir à chaud à des messages non sollicités est alors une force. Prendre son temps pour réagir permet, selon Nietzsche, de « suspendre sa décision » au lieu de « se mettre à plat ventre devant tous les petits faits ». Selon le philosophe, sortir de l’urgence est ainsi « la première préparation pour éduquer l’esprit ». Il n’y a pas de pensée solide et sereine qui tienne dans l’immédiateté d’un échange frénétique. 

Mais cette « mise en sourdine » est-elle bien loyale vis-à-vis de nos proches ? 

Oui ! Dans la mesure où c’est une manière de communiquer moins, mais mieux. Nietzche enjoint chacun à « apprendre à ne pas réagir immédiatement à une séduction » et à « savoir utiliser les instincts […] qui isolent. » C’est cet instinct de solitude qui est mobilisé lorsque l’on fait délibérément le choix de mettre « en sourdine » un ami. En mettant un coup d’arrêt au bruit des sollicitations extérieures, on redevient maître du moment où l’on voit un contenu, et de l’instant où l’on répond à un message. On est alors pleinement acteur de notre communication : on ne réagit pas, on agit. Notre parole, plus calme et plus maîtrisée, est sans doute aussi plus favorable à l’entretien d’une amitié ou d’une relation durable. 

Ne nous y trompons pas ! 

Nous sommes toutes et tous la personne « mise en sourdine » de quelqu’un. Il faut cependant se rassurer : ce geste résulte sans doute plus souvent de la volonté de contrôler sa parole et son temps que d’un authentique dédain vis-à-vis de nos proches. Il ne s’agit pas de les bâillonner, mais de choisir le moment où l’on va interagir avec eux.