Qu’est-ce que la “remigration” ?
Alors que le Royaume-Uni projette d’exiler ses migrants au Rwanda, l’extrême droite identitaire allemande fomente un projet de « remigration » censé purifier le peuple de ses immigrés inassimilés. Mais de quoi s’agit-il, au juste ?
Une villa cossue au bord d’un lac, tout près de Wannsee où se tint la conférence du même nom. C’est là que se sont pressées en toute discrétion une vingtaine de personnalités de l’extrême droite allemande, invitées par un dentiste à la retraite et le fondateur d’une chaîne de sandwiches, pour discuter de la « survie du peuple ».
Parmi elles, des responsables d’Alternative für Deutschland (AfD), devenue la deuxième force politique du pays : le parti est crédité de 20% des intentions de vote pour les élections européennes. Ce sommet a eu lieu fin novembre ; son compte rendu vient d’être publié par le média d’investigation Correctiv, avec comme titre « Un plan secret contre l’Allemagne ». Au cœur du scandale, une intervention de Martin Sellner, tête pensante autrichienne du « Mouvement identitaire » allemand, ayant pour objectif affiché de discuter d’un plan de « remigration » des immigrés.
(Re)coloniser l’Afrique ?
Vouloir expulser les étrangers ? Rien d’étonnant de la part de l’extrême droite, pense-t-on au premier abord. De nombreux gouvernements de tous bords planchent d’ailleurs déjà sur la question de l’immigration illégale : en 2019, Emmanuel Macron promettait en vain de faire exécuter 100% des « obligations de quitter le territoire français » (OQTF). Cette semaine, le Royaume-Uni a franchi une étape inédite en la matière, en faisant voter par la Chambre des Communes l’expulsion au Rwanda des demandeurs d’asile arrivés illégalement sur son territoire. Un projet extrêmement controversé, que l’Agence des Nations unies pour les réfugiés juge contraire au droit international.
“Le militant identitaire autrichien Martin Sellner va jusqu’à envisager la création d’un État en Afrique du Nord censé héberger les immigrés indésirables à ses yeux, soit près de deux millions de personnes”
Or le projet du Mouvement identitaire allemand va encore au-delà. La « remigration » évoquée par Martin Sellner a pour but d’« annuler la colonisation [du pays] par des étrangers ». Pour cela, il faudrait éloigner les demandeurs d’asile, les étrangers à qui a été accordé un titre de séjour, mais aussi, et c’est ce point précis qui a tout particulièrement indigné l’opinion : tout immigré « non assimilé » – c’est-à-dire y compris des citoyens qui détiennent la nationalité allemande. Ces derniers constituent « le plus gros problème » à résoudre pour l’extrême droite, d’après le leader des identitaires. Il faudrait exercer une « forte pression » pour les contraindre à s’adapter à la culture locale, via des « lois sur mesure » dont Sellner ne détaille pas le contenu exact.
Le projet prendrait « des décennies », assume le jeune tribun. Il va jusqu’à envisager la création d’un État en Afrique du Nord censé héberger ces immigrés indésirables à ses yeux, soit près de deux millions de personnes. Ces Allemands exilés pourraient y suivre des formations ou se mettre au sport (non, ce n’est pas une blague). Sellner a même un plan pour les militants qui défendent les réfugiés : ils pourraient les suivre là-bas, tout simplement !
Un arrière-goût de “solution finale”
Impossible pour les Allemands de ne pas penser à la conférence de Wannsee, où des dignitaires nazis se réunirent en 1942 dans un décor similaire pour décider de la « Solution finale » qui scella le sort de six millions de Juifs d’Europe. Ou encore au « plan Madagascar » esquissé par les nazis en 1940, lorsqu’ils envisageaient de les déporter sur l’île en question. Certes, le terme de « déportation » a été soigneusement évité par Sellner. Mais l’idée même de vouloir effectuer un tri entre les « bons » et les « mauvais » citoyens convoque des souvenirs tristement vivaces chez nos voisins allemands. Ce week-end, des milliers de personnes manifestaient contre l’AfD, accusée de constituer un danger pour la République fédérale, tandis que des députés envisagent de faire interdire le parti par la cour constitutionnelle.
La direction du parti n’a pas participé à cette rencontre, se défendent ses représentants. Le chef du groupe parlementaire du land de Saxe-Anhalt et le conseiller personnel de la dirigeante du parti Alice Weidel étaient certes présents, mais sans rôle officiel. Il n’empêche que le concept de « remigration » figure depuis longtemps dans les programmes de l’AfD, y compris dans celui des élections européennes. « La jeunesse allemande demande la remigration », affichaient les jeunes de l’AfD sur leurs bannières lors d’une manifestation en octobre.
En France, Éric Zemmour annonçait lors de sa campagne présidentielle vouloir créer un « ministère de la Remigration ». Son objectif : expulser un million de « clandestins », de « délinquants », de « criminels » et de « fichés S », bref, « tous les gens dont on ne veut plus », dont le candidat imaginait pouvoir se débarrasser d’ici la fin du quinquennat. Une proposition qui a suscité l’indignation y compris chez certains de ses militants.
Déloger les “Français de papier”
D’où vient le terme de « remigration » ? Pas de l’extrême droite, du moins au départ. Emprunté de l’anglais, le mot est absent des dictionnaires français. D’après Oxford, la première occurrence du terme est relevée en 1608 dans des écrits du pasteur Andrew Willet (1562-1621). L’expression est de nos jours employée par les démographes anglophones pour désigner le retour – volontaire ou non – d’immigrés dans leur pays d’origine. Historiquement, le terme est donc purement factuel et dénué de toute connotation politique.
“La remigration désigne le projet de faire retourner, de gré ou de force, les immigrés non européens vers leur pays d’origine”
C’est tout récemment qu’il est devenu un slogan pour l’extrême droite. « Ce concept est emprunté, au début des années 2010, par les identitaires français au parti d’extrême droite belge Vlaams Belang [ex-Vlaams Blok], mais son usage reste très confidentiel dans un premier temps », explique à L’Obs Marion Jacquet-Vaillant, chercheuse en science politique. « À partir de l’année 2014, il est employé plus régulièrement, notamment lors des “Assises de la remigration”, organisées mi-novembre par le Bloc identitaire. » Aujourd’hui, il désigne un programme politique, soit le projet de faire retourner, de gré ou de force, les immigrés non européens vers leur pays d’origine : non pas celui de leur nationalité, mais celui de leur culture, voire de leur appartenance ethnique, même si ce racisme sous-jacent est rarement assumé par ses défenseurs.
Il s’agit en effet de déloger ceux qu’on considère comme de faux citoyens, quelle que soit leur ancienneté sur le sol national. Des « Français de papier », comme les appelle Marion Maréchal, en opposition aux « Français de souche » dont il faudrait rétablir la suprématie sur le plan démographique. « L’expression “Français de papier timbré” aurait été forgée par l’essayiste Albert Monniot (1862-1938), collaborateur du journal antisémite d’Édouard Drumont (1844-1917) La Libre Parole », raconte l’historien Emmanuel Debono sur son blog. « Il y aurait dès lors fort à croire qu’elle ait servi à désigner les Juifs d’origine étrangère ayant obtenu la nationalité française à la suite d’une demande réglementaire établie sur papier timbré (timbre fiscal). »
« L’expression est fortement péjorative, les milieux nationalistes ne pouvant accepter l’accession au rang de Français par simple voie administrative, poursuit Emmanuel Debono. Étrangers à la terre des ancêtres, au “sang français”, à la culture et aux traditions du pays, les nouveaux naturalisés ne sauraient être considérés comme d’authentiques Français, notamment en raison de leurs intentions masquées. » Aujourd’hui, la cible a changé : ce sont principalement les musulmans qui sont accusés de ne pas se sentir véritablement français. Le vocabulaire, lui, demeure le même : on vise des immigrés de longue date et leurs descendants, quand bien même ils auraient acquis la citoyenneté française.
L’envers du “grand remplacement”
Enfin, le terme de « remigration » fait écho à la théorie du « grand remplacement » exposée par l’écrivain Renaud Camus dans son Abécédaire de l’In-nocence, paru en 2010. Il est la réponse à un problème identifié par l’extrême droite identitaire : le « changement d’un peuple par un autre » subreptice et inexorable qui serait en train de s’opérer en Occident. « L’idée de Renaud Camus est que l’immigration ne doit plus être pensée comme un phénomène économique, mais comme un phénomène de substitution progressive de la population “de souche” par des allogènes qui vont finir par devenir majoritaires et par imposer leurs mœurs sur notre sol », explique Jean-Yves Camus, politologue et expert de l’extrême droite, sur le média Le Soleil.
« Sans en faire un complot, il voit l’immigration comme un mouvement encouragé par les élites acculturées pour détruire la civilisation française et européenne. Dès lors, les identitaires ne voient qu’une réponse possible : la mise en œuvre d’une inversion des flux migratoires, pour sauver la culture et le mode de vie européens. » « Leur valise ou notre cercueil », twittait Renaud Camus l’été dernier, faisant référence au retour forcé des Pieds-noirs algériens sous la pression du FLN – une façon d’accuser les Maghrébins d’être aujourd’hui les colons de l’Europe.
“‘Leur valise ou notre cercueil’, twittait Renaud Camus l’été dernier”
Ces thèses ont été accueillies à bras ouverts par les Identitaires d’Outre-Rhin : l’intervenant controversé de la rencontre d’octobre, Martin Sellner, a lui-même rédigé la postface à l’édition allemande de l’essai de Renaud Camus, Le Grand Remplacement. « Il est inutile de débattre de l’intégration [des immigrés] si l’on ne stoppe pas l’immigration de masse et si l’on n’amorce pas la remigration », avertit le militant, ce qui signifie de fermer les frontières et d’inverser les flux migratoires « en commençant par expulser tous les illégaux, les criminels et les islamistes ». Face à ce qu’il voit comme une « invasion de l’Europe », Sellner invite son peuple à « réveiller [son] système immunitaire fatigué qui doit se diriger vers les corps étrangers ». À moins que cette même Europe ne soit malade de ses démons identitaires ?
Nous autres “remigrés”
Dans son texte « Nous autres réfugiés », Hannah Arendt médite sur la condition des Juifs exilés qui, s’ils ont beau faire des efforts surhumains pour adopter la culture et l’identité de leur pays d’adoption, demeurent irrémédiablement suspects aux yeux de leurs nouveaux compatriotes. « Nous avions été chassés d’Allemagne parce que nous étions juifs. Mais à peine avions-nous franchi la frontière que nous étions des “Boches” », constate la philosophe, qui a elle-même émigré aux États-Unis.
Elle raconte comment le moindre acte de la vie quotidienne devient un acte politique depuis que des journalistes « [les enjoignent] publiquement à ne pas [se] montrer désagréables en achetant du pain ou du lait ». Pire : ces citoyens déchus de la vieille Europe ne parviennent même pas à s’intégrer parmi les communautés juives de leur pays d’accueil : les Juifs français traitent de « Polaks » les Juifs allemands, qui eux-mêmes rejettent les « Ostjuden ». À croire qu’on est toujours l’inassimilé de quelqu’un d’autre…
La « remigration » telle que la fantasme l’extrême droite identitaire risque de se heurter aux mêmes apories. Imaginons qu’elle parvienne à réaliser son fantasme d’une purification ethnoculturelle de la population européenne : qu’adviendra-t-il alors de ces exilés ? Assisterons-nous à la naissance d’un nouveau type de réfugiés : les « remigrés » ? Rien ne porte à croire qu’un Allemand d’origine camerounaise saura s’intégrer sans difficulté en Afrique du Nord – ou un Afghan au Rwanda, où le Royaume-Uni projette d’exiler ses migrants. Quand bien même certains d’entre eux partiraient de leur plein gré et adopteraient avec enthousiasme le patriotisme de leur terre d’accueil, il y a fort à parier qu’ils seront déçus par leur nouvelle vie.
« Nous sommes fascinés par toute nouvelle nationalité, de même qu’une femme un peu forte est ravie par une nouvelle robe qui promet de lui donner l’apparence souhaitée, raconte Arendt des Juifs exilés. Mais elle n’aime cette nouvelle robe qu’aussi longtemps qu’elle croit en ses qualités miraculeuses et elle la mettra au rebut dès qu’elle découvrira qu’elle ne modifie pas sa stature ou, en l’occurrence, son statut. » Les Identitaires rêvent d’un monde où chaque peuple est à sa place ; ils font mine d’oublier que les citoyens qu’ils considèrent comme indésirables ne seront sans doute pas mieux « assimilés » dans un autre pays, y compris dans leur soi-disant « pays d’origine » où ils n’ont pour la plupart jamais vécu.
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