Philosophie des jeux vidéo : un monde à portée de main

Cet article a été réalisé en partenariat avec Stories, le magazine d’Ubisoft, numéro un du jeu vidéo français.

Un monde à portée de main

Un soir de décembre 2009, dans ma chambre. Je suis alors lycéen mais ce soir-là, je suis surtout un palaheal, un « paladin » spécialisé dans le soin, à l’assaut de la Citadelle de la Couronne de glace, l’un des donjons finaux du jeu en ligne World of Warcraft (Blizzard Entertainment, depuis 2004). En communication simultanée avec neuf autres joueurs, des chasseurs, des guerriers, des prêtres ou des démonistes, nous sommes aux prises avec le Porte-mort Saurcroc, un puissant antagoniste. « Encore sur tes jeux ?! », entends-je alors ; mon père vient de débouler dans ma chambre, visiblement agacé. Et il ajoute, sentencieusement : « Réveille-toi : ton Warcraft, ce n’est pas le vrai monde. »

Ce n’est pas le vrai monde ? Cette phrase poursuit les joueurs de tous âges et de tous milieux. C’est une idée courante, selon laquelle il y aurait du faux dans les jeux vidéo, quelque chose d’artificiel ou d’inauthentique. Avec une conséquence grave, bien sûr : puisque c’est illusoire, nous y sommes comme envoûtés, ce qui nous détournerait donc du « vrai monde ». Bien sûr, cette idée a ses raisons : les jeux vidéo sont d’abord des dispositifs électroniques, des arrangements de composants transformés par la grâce du code en son et en image ; en un mot, des simulations par ordinateur.

L’expérience vécue

Dans l’histoire de la philosophie, la question de la véracité du monde s’est aussi posée : le monde que nous voyons est-il vrai ? Est-il exact ? Est-il trompeur ? Ne sommes-nous pas les prisonniers d’une illusion, d’une « matrice » projetée par quelque malin génie ? À vrai dire, nous ne savons pas. Mais un courant de pensée apparu au début du XX^e siècle en Allemagne, la phénoménologie, oppose à ce problème un refus d’obtempérer. Pour les phénoménologues, il faut mettre la question de l’existence du monde de côté et opérer une réduction (épochè, ἐποχή) de notre point de vue à ce qui advient directement à la conscience : l’expérience vécue. Par exemple, si je me tiens devant un feu, je peux me répandre en réflexions abstraites sur sa signification : serait-ce une force vitale, le symbole de l’émancipation humaine ou une source d’adoration ? En revanche, je vais m’y intéresser phénoménologiquement dès lors que je prends au sérieux la façon dont il m’apparaît : la chaleur qu’il exerce sur ma peau, l’odeur caractéristique du bois qui brûle, le satisfaisant bruit du craquement des bûches, le rythme ronronnant qu’il imprime en moi. Je réalise alors que ma conscience n’est jamais seule au monde mais qu’elle est toujours un mouvement, une intentionnalité, dirait le phénoménologue, vers des objets extérieurs qui viennent à moi. « Toute conscience est conscience de quelque chose », dit l’une des phrases fondatrices de cette méthode. Comment le monde, ses bruits, ses couleurs, les autres individus qui le composent, arrivent-ils à ma conscience et la bouleversent ? Voilà de quoi se préoccupe la phénoménologie. Le monde peut être fictif ou simulé, la seule chose dont je ne peux pas douter, c’est que ma conscience y est immergée. Alors, plus de discussions sur la nature des choses ; seules comptent leurs apparitions.