Petite philosophie du déchet
La Chine a cessé, début 2021, d’importer des déchets pour les recycler. La décision fait vaciller le fragile équilibre du circuit mondial de traitement des détritus, dans un contexte de production croissante. On peut, bien entendu, s’en inquiéter. Mais peut-être faut-il y voir, aussi, une occasion de repenser notre rapport aux déchets avec lesquels nous asphyxions le monde.
- Qu’est-ce qu’un déchet ? Le philosophe de la médecine Georges Canguilhem en donne l’indice dans Le Normal et le pathologique (1966), lorsqu’il écrit que « le plus simple appareil biologique de nutrition, d’assimilation et d’excrétion traduit une polarité. » Produire des déchets est le propre de la vie : la vie est en effet un geste d’appropriation du monde extérieur par l’organisme ; mais tout n’est pas assimilé. Quelque chose résiste, et n’est pas consommé : un résidu, un reste. L’appropriation du monde implique une certaine expropriation – et la mort de l’organisme est, au fond, la forme ultime de cette expropriation, le signe le plus net que, même lorsqu’elle est assimilée pour construire des cellules, des organes, la matière continue de résister de l’intérieur.
- « Quand les déchets de l’assimilation ne sont plus excrétés par un organisme et encombrent ou empoisonnement le milieu intérieur », cet organisme entre en crise, précise Canguilhem. Il peut s’agir, bien entendu, d’un dysfonctionnement interne du métabolisme individuel. Mais la crise imminente des déchets à la surface de la planète nous montre, incontestablement, que le milieu des vivants peut lui aussi être saturé de déchets, au point de devenir invivable. Pour le dire autrement : les déchets du productivisme encombrent non le métabolisme individuel, mais celui du corps collectif, social et économique. Les machines, les outils, les bâtiments qui sont les cellules de ce grand corps et permettent notre appropriation du monde finissent, tôt ou tard, par dysfonctionner, par nous échapper.
- Jamais dans l’histoire cette accumulation de déchets n’avait atteint de telles proportions. Pour une raison quantitative, d’abord : les hommes sont aujourd’hui des milliards sur la planète, et leur multiplication implique, inévitablement, une excroissance des mécanismes d’appropriation qui assurent la survie de l’espèce. Mais l’autre raison, peut-être plus fondamentale, est qualitative : « Au sein du vivant, ce qui est excrément pour une espèce est aliment pour l’autre. » Depuis la matière végétale, qui opère la conversion originelle du minéral en organique, la vie prend la forme d’une réutilisation constante de cette même matière, consommée par les animaux herbivores, puis par les carnivores, dont les excréments comme les dépouilles alimentent d’innombrables bactéries et autres champignons qui nourrissent les sols. La vie possède, par la différenciation des espèces et des règnes, sa propre logique de recyclage.
- C’est précisément ce qui fait défaut au métabolisme du corps technique de l’humanité : l’appropriation humaine mime celle du végétal, s’appropriant le minéral, mais elle n’opère jamais la conversion de cette matière en vie. Aucune autre espèce n’est capable de consommer les monceaux de détritus non-organiques que nous produisons. La charge du recyclage de ces déchets nous incombe entièrement. Et face à cet amoncellement, nous nous trouvons impuissants. Personne ne veut s’occuper de ces déchets, pour la bonne raison que le déchet est souillé : il est frappé du sceau du rejet, de la répulsion, parce qu’il se révèle inassimilable par la vie bio-technique de l’homme. Une société qui accepte de prendre en charge ce résidu, le valoriser, est une société qui accepte qu’elle ne relève pas des mêmes logiques de valorisation, de polarisation du réel, que les sociétés qui y expédient leurs détritus. Ce que faisait la Chine pendant des années, et qu’elle refuse, aujourd’hui, d’accomplir.
- Que la Chine refuse d’être la poubelle du monde peut, évidemment, inquiéter. Mais l’on peut y voir, aussi, une opportunité : l’occasion de substituer une logique de traitement interne des déchets à la logique d’exportation vers l’extérieur, qui contribue à invisibiliser l’ampleur des détritus que nous générons (et, accessoirement, laisse aussi, à de nombreux endroits du globe, le champ libre à tout un système mafieux de retraitement des déchets à bas coût, cataclysmique pour l’environnement). Contrairement aux déchets organiques qui, quand ils s’accumulent, empoisonnent l’organisme sans que celui-ci ne puisse les éliminer, nous avons la possibilité de faire quelque chose de nos résidus techniques sans les rejeter hors de nous. Nous n’avons pas à attendre leur lente décomposition par d’autres, et leur circulation au sein de la vie pour réexploiter leurs potentialités.
- Tel est peut-être le principal enjeu écologique. Comme l’écrivait Canguilhem, « de la Mort et donc de la Vie qu’il doit être question sous le nom d’écologie. » Puisqu’il n’est pas de vie sans déchet, il revient à toute vie – pour sa propre survie – d’inventer sa manière de gérer ses résidus. En gardant à l’esprit que, comme toute fonction métabolique, le traitement des déchets engendre lui aussi, sous une forme ou sous une autre, des résidus. S’il y est nécessaire d’inventer de nouveaux circuits de recyclage, nous n’échapperons pas à l’engorgement sans réduire l’ampleur de nos productions.
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