“Nous devrions imaginer un monde sans Empire russe”
Depuis septembre 2022, Sorbonne Université invite, en signe de solidarité, des universitaires et intellectuels ukrainiens à intervenir dans le cadre d’un cycle de conférences intitulé « Ukraine : identités et exils ».
Aujourd’hui, ce 24 février, date anniversaire du début de l’offensive russe, le philosophe Vakhtang Kebuladze évoquera l’importance de la « liberté politique » en compagnie d’Oleksandra Matviïtchouk, co-prix Nobel de la paix en 2022 avec Alès Bialitski. Il nous livre en avant-première quelques-unes de ses réflexions.
Vous intervenez régulièrement dans des conférences qui visent à promouvoir la voix des intellectuels ukrainiens dans l’enseignement supérieur. Pourquoi cette solidarité universitaire est-elle si importante aujourd’hui ?
Vakhtang Kebuladze : Elle est très importante ! La guerre russe contre l’Ukraine ne se déroule pas seulement sur la ligne de front. Cette guerre a lieu dans toutes les dimensions de la vie sociale, et en particulier dans la sphère universitaire, en littérature, en philosophie, etc. J’ai été invité récemment par une radio française à parler avec une philosophe russe, qui fait partie de la structure officielle russe. C’était donc impossible pour moi de participer à ça. Je suis d’accord avec Peter Pomerantsev [journaliste et essayiste britannique d’origine ukrainienne], avec ses livres Rien n’est vrai, tout est possible. Aventures dans la Russie d’aujourd’hui (Saint-Simon, 2014) et This Is Not Propaganda (2019) : nous ne devrions pas parler simplement de « propagande russe » – car c’est une véritable guerre psychologique et informationnelle russe que mène ce pays, contre l’Ukraine et l’ensemble du monde libre ! Nous devons nous protéger de cette influence, et le monde universitaire est un terrain important de cette lutte. Edward Saïd l’a montré : la culture est un champ de bataille. Il est facile pour nous, intellectuels, journalistes, etc., de la considérer comme quelque chose de beau, mais c’est aussi une sphère de violence. C’est pourquoi il est très important de parler des crimes russes contre l’humanité dans toutes les sphères possibles.
“La Russie ne fait pas de la simple ‘propagande’ : elle mène une guerre psychologique et informationnelle contre l’Ukraine et l’ensemble du monde libre”
Le thème de votre conférence sera “la liberté politique”. Cette liberté, c’est ce qui est en jeu aujourd’hui, pour l’Ukraine ?
Notre Maïdan de 2014 était une « révolution de la dignité ». Mais un slogan très important de cette mobilisation était aussi : « La liberté est notre religion ». Nous nous battons pour notre liberté, mais aussi pour la liberté de tous les peuples du monde. Les Français ou les Allemands ont reçu la liberté et la dignité à la naissance. Pour le peuple ukrainien, la liberté et la dignité sont des choses pour lesquelles nous avons dû nous battre. Bien sûr, comme nous sommes en guerre aujourd’hui, la liberté est en partie limitée. Je ne peux pas marcher dans les rues la nuit. Mais je comprends cette limitation, je comprends pourquoi elle existe. Cela reste mon libre choix de suivre cette règle que je considère comme légitime.
Vous avez travaillé, à la suite de Max Scheler, sur la liberté comme caractéristique ontologique de l’esprit humain par rapport à l’animal. Comment articulez-vous ces deux notions : liberté politique et liberté ontologique ?
L’idée principale développée par Max Scheler dans La Situation de l’homme dans le monde (1928) est que la différence essentielle entre l’être humain et l’animal n’est pas la raison ou l’intelligence : c’est l’esprit, dont la dimension principale est la liberté – à l’égard des instincts, à l’égard du milieu, etc. Nous sommes caractérisés par une liberté ontologique ou existentielle. La liberté politique s’enracine dans cette dimension intérieure libre. Mais les deux ne sont pas séparées. La liberté politique est également fondamentale. Hannah Arendt a montré que la politique – pas au sens des politiciens professionnels, bien sûr – est une dimension essentielle de l’existence humaine, une sphère d’expression essentielle de notre liberté existentielle. Cette liberté politique repose sur les institutions, sur la stabilité d’un monde commun qui est aujourd’hui menacé par la guerre russe contre l’Ukraine. Sans sécurité, vous ne pouvez pas être libre et nous sommes privés de dignité. Mais, sans liberté, vous ne pouvez pas avoir de sécurité. L’État autoritaire russe en est l’exemple même. Les gens ont perdu leur liberté. Ils n’ont aucune sorte de liberté : ni ontologique, ni politique. Ce faisant, ils ont perdu leur sécurité – et perdent même désormais leur vie sur les champs de bataille sans pouvoir rien y faire ou presque. Certains ont pu penser qu’en renonçant à leur liberté, ils pourraient sécuriser les besoins vitaux, animaux, mais les voilà finalement envoyés à la mort. La sécurité est une valeur importante de notre civilisation occidentale – j’y inclus bien sûr l’Ukraine –, mais elle doit être équilibrée par la liberté.
“En Russie, les citoyens n’ont aucune sorte de liberté : ni ontologique, ni politique. Ce faisant, ils ont perdu leur sécurité”
Comment pensez-vous que le conflit va évoluer ? Comment pourrait se terminer l’offensive lancée il y a tout juste un an ?
Ce n’est pas un conflit, c’est, là encore, une guerre russe contre l’Ukraine et l’ensemble du monde libre. Nous voyons régulièrement apparaître ce slogan sur les réseaux sociaux : « Ukraine will win » [« l’Ukraine triomphera »]. Je ne suis pas contre, mais je pense que nous devrions le modifier un peu et utiliser le futur continu : « Ukraine will be winning » [« l’Ukraine finira par triompher »]. La victoire n’est pas un point dans le temps. C’est un processus, un long processus, dont le moment final devrait être la destruction pacifique de l’Empire russe. Il n’y a pas d’alternative si nous voulons un monde de liberté, de dignité et de sécurité. L’Empire russe est un danger ; il est, y compris, l’ennemi du peuple russe. Nous devrions commencer à imaginer un monde sans Russie. Dans la ville ukrainienne d’Izioum, j’ai vu une grande peinture sur un mur représentant John Lennon avec une citation de sa chanson Imagine. Le tableau a été détruit par les bombardements russes. Nous devrions imaginer un monde sans Russie, car ce n’est que dans le monde sans Empire russe qu’il est possible d’« imaginer tous les gens vivant en paix ».
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