Navalny : le trou noir des prisons russes

Quelques jours après la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny, les circonstances du décès ne sont toujours pas connues. Sa dépouille reste inaccessible. Pour cause, un monde carcéral toujours plus opaque, corrompu et mafieux, bien éloigné de ce que nous pensions connaître des vieux idéaux de la pénalité russe. Notre journaliste Charles Perragin, qui a mené une enquête approfondie dans les prisons russes, nous fait découvrir toute la sordide inhumanité de ce monde qui a englouti le premier opposant de Poutine. 

Quand on s’intéresse au sort des prisonniers russes, on reste discret. Surtout seul, en plein dans cet hiver mauvais où Poutine s’apprête à envahir l’Ukraine. C’est à cette époque que je rencontre Oleg dans le centre commercial Атриум (Atrium) dans l’est moscovite, au pied d’une façade où les panneaux des grandes marques sont surplombés de graffitis d’inspiration soviétique, façon étoile rouge et gros marteau brandi dans un poing viril. Avec sa fibre sociale et ses idéaux, Oleg a tenu dix ans dans l’univers carcéral. Il a officié comme gardien et chef de section dans des colonies pénitentiaires et des centres de détention provisoire dans les régions de Toula, Riazan et Saint-Pétersbourg. « Un employé de l’administration pénitentiaire peut gagner un dixième de son salaire en faisant passer un téléphone. » Alors tout se monnaye : une cellule plus confortable, la télévision, la libération conditionnelle, l’alcool ou la drogue. « J’ai voulu enquêter sur un trafic de cannabis à l’intérieur de la colonie de Toula après que l’un de mes détenus informateurs “s’est fait suicider” à l’isolement. » Il poursuit : « Des collègues ont commencé à tenter de me dissimuler des pochons de drogue dans mes affaires pour me faire tomber. J’étais obligé de me coudre les proches. » Oleg découvre que toute une partie de la direction de la colonie participe aussi au trafic. « Ils craignaient des représailles de la part de la mafia aux manettes du trafic et voulaient surtout étouffer l’affaire pour continuer de s’enrichir. »

Un « faux positif » aux stupéfiants après un test forcé écarte définitivement Oleg de la colonie. Pour comprendre l’opacité extrême qui entoure la mort de l’opposant politique Alexeï Navalny, il faut se figurer que l’administration pénitentiaire, la Федеральная служба исполнения наказаний (Federalnaïa sloujba ispolnenia nakazany, ou FSIN), est aujourd’hui comme une « grande firme commerciale, obscure et mafieuse » qui fait tout pour capter les ressources de l’État et des détenus. Avec l’un des plus gros budgets pénitentiaires d’Europe (plus de 3,7 milliards d’euros) et les dépenses par détenu les plus faibles du continent (moins de mille euros par an d’après les dernières données, contre environ 46 000 € en France par exemple), on comprend que le budget est surtout capté par les 325 000 employés du FSIN, un effectif quasi maintenu depuis la fin des années 1990 alors que le nombre de détenus a été divisé par deux.