Peinture

Monet, le réel en fumée

Françoise Dastur, Denys Riout, propos recueillis par Jean-Baptiste de Beauvais publié le 7 min

Il revient en grandes pompes au Grand Palais. « Au secours », diront certains, fatigués par le sentiment de déjà-vu. Peut-on redécouvrir Monet ? Oui, à condition de ressaisir sa radicalité de peintre de la vie moderne. Tout en se demandant, avec Jean-Paul Sartre, s’il ne finit pas par noyer le réel dans la brume des impressions subjectives.

 

Nymphéas et petit pont de Giverny, champs de coquelicots, cathédrale de Rouen, meules de foin, robes blanches… À force de voir partout des œuvres de Monet, dans les musées, sur des affiches, des calendriers, des sacs, des foulards, des parapluies, des puzzles et des dessous de verres, on se demande si on peut encore… le regarder. Trente ans après la précédente rétrospective, qui a marqué l’essor du tourisme culturel de masse, les Galeries nationales du Grand Palais nous en fournissent pourtant l’occasion avec l’exposition « Claude Monet » qui vient d’ouvrir ses portes à Paris. Par-delà les clichés, les préjugés et les produits dérivés, que nous révèle encore le maître impressionniste ?

 

Claude Monet en cinq dates

  • 1840 Naissance à Paris
  • 1872 Impression, soleil levant
  • 1883 S'installe à Giverny
  • 1892 Épouse sa maîtresse, Alice Hoschedé
  • 1926 Mort à Giverny

Nous avons demandé à une philosophe, Françoise Dastur, et à un historien de l’art moderne, Denys Riout, de nous livrer leur lecture de quatre tableaux présentés à l’exposition. Denys Riout fait resurgir l’incroyable modernité de Monet, qui rompt avec les conventions académiques et représente l’univers des machines, du quotidien, ou encore inspirant les futurs peintres abstraits. Françoise Dastur, défendant le courant phénoménologique, qui examine la manière dont notre conscience se rapporte au monde, affirme que Monet ambitionne de décrire le réel tel qu’il se présente, à l’état sauvage. Le peintre cherche en effet à restituer la sensation première, le mouvement de l’œil sur les formes estompées qui miroitent. Mais à dissoudre le monde dans les effets de lumière, Monet risque de nous égarer. Jean-Paul Sartre déplorait déjà la « magistrale noyade » des nymphéas, lui préférant la massive solidité des roches de Cézanne. Françoise Dastur, fidèle à cette lecture, critique une vision du monde éclatée et mouvante, à la fois scientiste et trop subjective. Tiens, Monet redevient passionnant…

 

 

L’univers des signes

 

Denys Riout : Cette vue de la gare Saint-Lazare est l’une des moins avenantes, mais pas la moins fascinante, des douze tableaux dévolus au même « motif ». Si Monet n’avait réalisé que des paysages de ce genre, jamais son œuvre n’aurait suscité l’engouement du grand public. Le signal central qui oblitère avec une audace inouïe le ciel lourd de fumées, peut être vu comme un équivalent mécanique, industriel, du « soleil noir de la mélancolie » convoqué par Nerval dans El Desdichado, le poème liminaire de ses Chimères. Mais cette peinture est surtout baudelairienne : elle répond, non sans brutalité, au désir exprimé par l’auteur du Peintre de la vie moderne de voir se développer un art nouveau capable d’affronter la réalité du présent. Le train réduit les distances, contracte le temps, métamorphose l’environnement et modifie le regard. Dans la fumée, le bruit, l’odeur des machines à vapeur, le transitoire triomphe. Monet évoque la transformation du monde, par le sujet représenté, emblématique de l’essor industriel, mais aussi par la technique adoptée, la touche nerveuse, la notation elliptique qui scelle la victoire du signe sur la représentation.

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