Miles Davis, jazzman existentiel

L’épisode entre Jean-Paul Sartre et Miles Davis est connu. Lors d’une soirée, Sartre demande au musicien pourquoi il n’épouserait pas Juliette Gréco, la muse de Saint-Germain-des-Prés, rencontrée en 1949 lors du festival international de Paris par l’intermédiaire de Boris Vian, lui-même trompettiste. La romance semblait aller de soi. Juliette Gréco le comparaît alors à un « dieu égyptien » ! Comment comprendre, alors, le refus du jazzman ? Réponse de Miles : « Parce que je l’aime. » Par cette formule a priori paradoxale, le trompettiste signifiait qu’il ne voulait pas la rendre malheureuse, sachant qu’elle serait aussitôt réduite à « une pute de bas étage » [sic] en se mariant à un Noir. « Il savait que le noir et le blanc n’allait pas ensemble », résume Juliette Gréco. Tout au long de leur vie, ils resteront cependant des amoureux lointains.

Cette anecdote révèle les liens féconds, à la fois intellectuels et artistiques, entre les États-Unis et la France de l’après-guerre. Au moment même où les philosophes existentialistes français redéfinissent le concept de liberté, la France devient la terre de la liberté pour les opprimés d’outre-Atlantique. Beaucoup d’artistes et intellectuels afro-américains font le voyage jusqu’à Paris pour goûter à la liberté (Richard Wright, James Baldwin, etc.). Leur quartier général se trouve à Saint-Germain-des-Prés où, dans les caves résonnant de musique jazz, flânent les chefs de file de l’existentialisme (Sartre, Beauvoir, Camus, Vian). Et le nom de Miles Davis est alors sur toutes les lèvres.

Dans son livre The Origins of Cool in Postwar America (University of Chicago Press, 2017), Joel Dinerstein explique qu’il existe une convergence entre le « cool », issu de la culture jazz, et l’existentialisme français. Le « cool » signifie, en anglais, à la fois une température modérée et un état d’esprit, une certaine attitude. Terme issu de la culture afro-américaine, il s’inspirerait du mot « ititu », concept venu du yoruba, une langue nigéro-congolaise. Pour ce professeur d’histoire culturelle à la Nouvelle-Orléans, l’existentialisme a nourri ce style de vie et Miles Davis, le « Picasso du jazz », en est devenu une figure majeure.