Maurizio Ferraris : "Le téléphone portable est devenu l’instrument absolu !"

Alors que l’on vient de fêter les cinquante ans du téléphone portable, Maurizio Ferraris, auteur du premier essai philosophique consacré au mobile, considère qu’il est devenu le « grand constructeur de notre vie sociale ». À l’heure où se met en place, grâce au téléphone, une nouvelle économie de la donnée, il propose un « Welfare digital » qui permettrait de redistribuer à chacun les gigantesques profits des grandes firmes du numérique. À ne pas rater !

On a fêté, le 3 avril dernier, le cinquantenaire du premier appel avec un téléphone portable. Dans T’es où. Ontologie du téléphone mobile (Albin Michel), écrit il y a près de vingt ans, vous considériez que la nouveauté de cet objet était de condenser un téléphone et une machine à écrire. Que vouliez-vous dire ?

Maurizio Ferraris : Au moment où j’ai écrit ce livre, il n’y avait encore ni réseaux sociaux, ni smartphones. Mais le téléphone portable m’est tout de suite apparu comme une merveille philosophique, un instrument absolu. Et en effet, j’y ai d’abord vu une machine à écrire portative. S’il permet de parler n’importe où, avec n’importe qui, nous l’utilisons d’abord pour écrire. Depuis Platon, les philosophes énoncent que si nous pouvons parler, nous n’avons pas besoin d’écrire. Or, avec le portable, nous pouvons parler, mais nous désirons écrire. On croit que la technique nous aliène mais dans ce cas, la technique nous révèle : nous préférons l’écrit à la parole car l’écrit produit des documents, des preuves. Le portable est le document absolu. Lors de disputes, par exemple, les traces du passé sont concentrées dans les textos, les historiques de navigation, etc. Le téléphone portable est devenu le grand constructeur de la réalité sociale. Et cela n’était pas possible avec le téléphone fixe, qui n’était qu’un mégaphone amnésique.

Les réseaux sociaux nous permettent désormais de voir qui est actuellement connecté, de voir si notre interlocuteur a vu notre message. Vous appelez cela la « mobilisation totale »…

En effet, et cette mobilisation au sens fort du terme assure la réalisation d’un désir profond de l’humanité. Si cela ne plaisait pas aux humains, cela ne marcherait pas. Les humains aiment se faire connaître, aiment faire connaître leurs idées et se battre pour avoir raison. Les instruments créés par les entreprises technologiques ne font qu’accentuer cette tendance. L’humain est le seul être qui peut être mobilisé. Un chat peut passer des journées entières sur un fauteuil, parfaitement heureux sans rien faire et sans avoir besoin du regard des autres. Chez l’humain, cette attitude relève de la dépression. L'humain non déprimé ne passe pas l'après-midi sur un fauteuil sans parler : il cherche toujours quelque chose à faire, à communiquer. Aristote nous a indiqué que l’homme est un animal social, doué de langage. Les réseaux sociaux nous le démontrent plus que n’importe quelle autre preuve empirique. Et l’engouement actuel pour les messages vocaux le confirme. Loin d’être un démenti à ma thèse sur le téléphone comme machine à écrire, ils s’inscrivent pleinement dans cette tendance : car les messages vocaux sont aussi une forme d’écriture dans la mesure où ils peuvent être réécoutés.