Mais alors, qui sommes-nous?

publié le 16 min

L’homme est-il devenu lui-même en s’adaptant à un nouvel environnement ou en rompant, grâce à la culture, avec ce milieu naturel ? En nouant un rapport inédit avec le réel ou en se nourrissant de sa coexistence avec les animaux ? Paléontologues, éthologues et philosophes dégagent sept pistes contrastées. Une redéfinition philosophique, morale et même politique de l’homme s’engage.

1/Le résultat d’un bouleversement climatique

À la lumière des récentes découvertes, la bipédie n’est-elle pas ébranlée dans son statut de critère définissant le propre de l’homme ?

Je ne le crois pas. La bipédie demeure, à mes yeux, l’une des caractéristiques de la branche des homininés (Homininae) qui conduit jusqu’à nous. Vers 10 millions d’années, en Afrique tropicale, une des branches de primates supérieurs se divise en deux voies : les préchimpanzés et les préhumains, une sous-famille qui comprend notamment Toumaï, Orrorin et les australopithèques (Lucy correspond à l’une de ces espèces). Or ce qui définit les préhumains, c’est toujours le redressement du corps et la bipédie qui l’accompagne. Cette transformation morphologique a dû s’effectuer rapidement, comme une réponse urgente aux transformations du milieu.

Si la bipédie comme socle de l’hominisation est ancienne, ne doit-on pas conclure, à la suite d’Owen Lovejoy, que les singes d’aujourd’hui descendent de l’homme ?

L’idée d’une descendance inversée n’est pas la solution. Que les Paninae (chimpanzés, bonobos) « quadrumanes », qui marchent en s’appuyant sur le dos des phalanges des extrémités des membres supérieurs, aient développé cette locomotion dite knuckle walking tandis que les préhumains développaient une bipédie d’abord associée à un arboricolisme, puis une bipédie exclusive, c’est entendu ! Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut faire descendre les premiers des seconds. Les premiers singes anthropomorphes ont 50 millions d’années et, entre ces débuts, asiatiques, et l’embranchement « préhumains–préchimpanzés » il y a 10 millions d’années, aucun primate n’a montré une anatomie d’une bipédie installée.

Comment expliquez-vous l’apparition des premiers hominidés et de l’homme ?

Par les modifications de l’environnement, je persiste. Le vivant subit les changements de son milieu et s’efforce de s’y adapter. J’effraie souvent mon auditoire en lui disant : imaginons que les portes de la salle se ferment pour des centaines de milliers d’années. Quand elles se rouvriront, on n’aura plus les mêmes têtes, les mêmes silhouettes que le gens que l’on aurait laissés dehors !

« Un peu plus de complication cérébrale est devenu un autre état, une matière pensante »

Même si, il y a 10 millions d’années, ce n’est pas seulement la genèse de la Rift Valley qui a ouvert le paysage de l’Afrique tropicale où se sont développés les Homininae (l’East Side Story trop simple que j’avais proposée dans les années 1980), je pense toujours que la nécessité du redressement du corps a dû survenir à la suite d’un changement de milieu.

Quant aux changements climatiques qui ont continué à ouvrir ce paysage, il y a 4 millions d’années d’abord et moins de 3 millions d’années ensuite (émergence de l’Homme, modèle que j’ai appelé l’événement de l’(H)Omo en 1975, repris à partir de 1985), ils sont incontestables.

La solution du genre Homo, il y a environ 2,7 millions d’années, a été le développement de son cerveau et la transformation de sa denture (pour ajouter de la viande à son menu). La complication de son cerveau fait surgir ce stade nouveau de réflexion que l’on appelle conscience. L’Homme invente alors la culture : toutes les facettes intellectuelles, techniques (il taille désormais délibérément la pierre ; il en change donc la forme de manière volontaire pour son profit), esthétiques, éthiques, morales, spirituelles. On dit parfois « plus, c’est quelquefois différent ». Ici, c’est le cas – un petit peu plus de complication cérébrale produit un autre état, une matière pensante.

Les facteurs environnementaux transforment la morphologie et permettent de déduire jusqu’à la pensée et la culture de l’homme. Ce passage du physique au métaphysique n’est-il pas un saut philosophique périlleux ?

Je n’ai guère le choix. Je suis un scientifique, un observateur au ras des squelettes… Les philosophes sont légitimes lorsqu’ils s’envolent vers les cieux de la métaphysique. Moi, je n’ai que le droit de monter sur leurs ailes !

Propos recueillis par Martin Duru

 

2/ Des êtres de culture

« Les découvertes récentes de la préhistoire nous invitent à reposer la question du propre de l’homme en tant qu’homme. Le propre signifie : ce qui appartient à tous, seulement à eux, toujours, sauf accident. Comme toutes les autres espèces animales, l’espèce humaine (Homo sapiens) présente des caractères qu’elle a en commun avec tous les vivants (naître, se nourrir, mourir), avec tous les animaux (se nourrir de matières organiques), avec certains animaux (avoir des dents), et des traits qui lui sont propres (avoir telle dentition). La dentition humaine est proprement humaine, mais elle relève de l’animalité de l’homme, car elle se forme naturellement. Elle est un propre de l’homme en tant qu’animal. Or les sciences humaines nous apprennent que l’appartenance à une culture est un propre de l’homme en tant qu’homme. Elle différencie l’homme non seulement de tous les autres animaux mais aussi de leur animalité. Le passage énigmatique de l’animalité à l’humanité, ce qu’on appelle l’hominisation, consiste en une entrée en culture.

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