Hors-série “Machiavel”

Machiavel, l’antimoderne

Laurence Devillairs publié le 6 min

Machiavel annonce-t-il la modernité, lui qui anticipe la fin de nos croyances et certitudes dans un monde d’après ? Mais la modernité valorise l’éthique (de la transparence) en politique et s’accommode de l’égalitarisme de nos démocraties quand le Florentin, lui, prise une esthétique du pouvoir, celle de l’efficacité du Prince. Heurtant, ce faisant, nos convictions démocratiques.

 

Est-ce Descartes ? Est-ce Montaigne ? Et si c’était Machiavel, la modernité ? Elle se marque par le fait que, désormais, l’homme est laissé à lui-même, à ses seules ressources, à son monde, et à la société qu’il forme avec ses semblables. La modernité, c’est le règne de ce qui est, et non de ce qui devrait être, de « ce qui se fait », et non de « ce qui se devrait faire » (Le Prince, chap. XV). Elle n’est pas sans passé ni idéal, elle est plutôt ce qui reste quand on a perdu la croyance en un cosmos ordonné, stable et obéissant à une finalité venue « d’en haut » – de Dieu, du Bien, du Vrai. Le monde moderne, c’est celui d’après, post res perditas, une fois les choses défaites, c’est-à-dire ramenées à ce qu’elles sont, sans illusion ni désespoir.

Post res perditas, après l’effondrement de nos sécurités et certitudes, est l’expression que Machiavel a inscrite sur l’un de ses manuscrits, pour désigner ce temps du désastre, la république disparue et la tyrannie des Médicis imposée. Mais quand tout est perdu, il ne reste qu’une chose à faire : agir. L’action devient ainsi sa propre référence, sans se plier à une norme supérieure. Il s’agit de « tenir boutique » – bottega étant le terme qu’utilise parfois Machiavel pour parler des affaires, de l’État. Il faut se préoccuper avant tout de la pratique – et écrire Le Prince est encore une autre manière d’agir.

Mais pourquoi faudrait-il penser ensemble politique et modernité ? Parce que les hommes ne sont pas ces individus pacifiques et naturellement sociables qu’il faudrait préserver du pouvoir, mais parce que c’est le pouvoir, au contraire, qui doit préserver l’homme de lui-même et de ses semblables. Il n’existe rien dans l’être humain qui appelle la vie en société, rien qui garantisse l’existence et le respect d’un bien commun : « Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain » (chap. XVII).

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