Éric Thiers : “Lutter valeurs contre valeurs, c'est rendre tout compromis impossible”

Comment vous est venue l’intuition de ce concept de “pulvérisation démocratique” ?

Éric Thiers : Depuis un certain nombre d’années, on constate une incapacité croissante à structurer de manière cohérente l’espace démocratique commun, ce qui se traduit notamment par l’épuisement des partis politiques classiques. On parle souvent à ce propos de fragmentation et d’archipellisation de la vie politique, des termes utiles mais insuffisants. La fragmentation, par exemple, évoque des cassures au sein de la société, notamment entre des territoires ruraux et des milieux plus urbains, entre les personnes qui se sont adaptées à la mondialisation et celles qui ont le sentiment d’être dépassées par ce phénomène et même d’en être les victimes. Mais elle ne permet pas, au contraire de la notion de pulvérisation, de rendre compte de la violence qui s’est insérée dans l’expression publique.

Comment la définir ?

La pulvérisation se caractérise par deux traits : d’abord une atomisation, une réduction en poudre des acteurs ; ensuite, une projection en fines particules des idées qui rend de plus en plus difficile l’organisation d’un débat où s’opposent doctrine contre doctrine. C’est l’heure des clashs, des punchlines, des tweets, des espèces de microparticules politiques dont on peut d’ailleurs se demander si elles sont véritablement politiques. Cette pulvérisation de l’espace politique et idéologique explique la violence, à la fois verbale et parfois même physique, qui marque la politique aujourd’hui. Le résultat est une lente mais très profonde destruction des conditions du débat et des organisations qui sont censées l’animer, et l’on se trouve démuni devant un tel phénomène.

“La pulvérisation de l’espace politique et idéologique explique la violence, à la fois verbale et parfois même physique, qui marque la politique aujourd’hui” Éric Thiers

Cette pulvérisation est-elle le résultat de l’affaiblissement des clivages politiques, ou sa cause ?

Les deux : elle est à la fois la conséquence de l’épuisement des clivages et d’une certaine manière sa cause, ou en tout cas son accélérateur. Si l’on revient à la notion de science politique classique apparue chez Seymour Lipset et Stein Rokkan en 1967, les clivages sont des divisions profondes de la société, fondées sur des enjeux majeurs liés à des événements historiques lointains. Pour ces deux auteurs, les révolutions nationales et la révolution industrielle, à la fin du XVIII^e et dans le courant du XIX^e siècle, ont induit des séparations très fortes de la société entre le centre et la périphérie, entre les laïcs et les cléricaux, entre les bourgeois et les prolétaires, etc. Dans les démocraties modernes, les partis politiques sont nés de ces clivages profonds de nature socioéconomique ou politico-culturelle. Or, on voit bien aujourd’hui que ces partis qu’on croyait presque éternellement installés dans le paysage peuvent disparaître quasiment du jour au lendemain. La pulvérisation est le produit de cette déstructuration du débat public et de ses clivages, qui fait que les citoyens, démunis et seuls, se recroquevillent sur eux-mêmes. Mais elle est aussi un instrument puissant de cet épuisement politique. C’est un mouvement croisé : les clivages profonds se sont épuisés et les partis qui en étaient la traduction n’ont plus ce substrat, donc se sont eux-mêmes épuisés ; et par ailleurs, le citoyen qui a été l’animateur de ces mouvements politiques s’est transformé du tout au tout, en vertu d’une évolution qu’on peut qualifier d’anthropologique et dont on ne mesure pas encore totalement les effets.