Hors-série “Machiavel”

Le machiavélisme, le malin génie
 du complot

Martin Legros publié le 8 min

Détaché du Florentin, le machiavélisme est resté prégnant tout au long de la modernité. Dans les pas de Claude Lefort, on peut même en retrouver la trace dans l’hypothèse sceptique du « malin génie » de Descartes : c’est dans l’esprit de chacun d’entre nous que se trame cette figure complotiste du pouvoir…

Dans le chapitre VII du Prince consacré aux voies (fortuna, alliances, virtù) par lesquelles un simple particulier peut s’emparer du pouvoir et devenir Prince, Machiavel donne l’exemple fameux de César Borgia, duc de Valentinois et fils du pape Alexandre VI. Pour asseoir son autorité sur la Romagne qu’il convoite alors qu’elle est encore commandée par de petits seigneurs qui avaient « plutôt dépouillé que gouverné leurs sujets », Borgia en confie d’abord le gouvernement à Remy d’Orque (Ramiro de Lorca), un homme « cruel et expéditif » auquel il donne les pleins pouvoirs. Mais, une fois que celui-ci a assuré avec toute la fermeté requise l’obéissance des sujets, Borgia croit utile de se distancier de l’action pourtant efficace de ce ministre dont l’autorité excessive risquait de lui faire de l’ombre ou de devenir insupportable à la population. Il met donc en place un tribunal civil pour juger et abattre son homme de main. « Comme il connaissait bien que les rigueurs passées lui avaient engendré quelque inimitié, pour en purger les esprits de ces peuples et les tenir tout à fait en son amitié, il voulut montrer que, s’il y avait eu quelque cruauté, elle n’était pas venue de sa part, mais de la mauvaise nature du ministre. Prenant là-dessus l’occasion au poil, il le fit un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux, au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. » Et Machiavel de conclure par une formule saisissante : « La férocité de ce spectacle fit tout le peuple en même temps satisfait et stupide. »

En admettant que l’enseignement de Machiavel ne puisse pas se réduire à l’invitation faite aux prétendants au pouvoir à « savoir entrer dans le mal » et à « bien user de la cruauté », on touche ici à un des exemples de scélératesse politique qui parsème Le Prince et qui a nourri l’accusation portée contre Machiavel d’avoir fait de la ruse et de la violence le pivot de la nouvelle science politique qu’il proposait. Qu’est-ce que le machiavélisme ? Une modalité de l’action, peu soucieuse de la morale, où le sujet se montre prêt à faire le mal volontairement en vue d’accomplir un dessein de lui seul connu, par des moyens rigoureusement adaptés, conformément à un plan qui doit anéantir la résistance de ses adversaires et révéler sa maîtrise.

 

« Se révèle un nouveau visage du mal »

La politique est son théâtre d’élection, elle qui met aux prises sur une scène ouverte la compétition entre les prétendants au pouvoir. Mais l’homme machiavélique œuvre en réalité sur toutes les scènes de l’existence : de la vie sentimentale à la vie professionnelle en passant par la compétition sportive, chaque fois qu’il s’agit d’atteindre des objectifs inavouables et de faire échouer des adversaires en les précipitant dans une intrigue dont ils ignorent les vrais ressorts. L’être machiavélique est un type humain générique. Si ce personnage, partout où il use de ses stratagèmes, porte le sceau de la politique, c’est que l’art et la maîtrise dont il fait preuve semblent emprunter leur inspiration à la quête du pouvoir propre à la politique. Et si Machiavel est associé à cet art, c’est qu’il est crédité (ou accusé) d’avoir mis au jour la logique maléfique de la politique, dès lors qu’elle est détachée de toute considération morale ou religieuse. Selon la formule éloquente de Claude Lefort (1924-2010), « le machiavélisme est le nom donné à la politique en tant qu’elle est le mal ».

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