Lumières sur l’intime

Comment concilier le sexe et la raison ? Sur cette question épineuse, les avis des philosophes divergent. Selon Emmanuel Kant, la raison nous adresse un commandement moral incontournable : « Agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » Or la sexualité déroge à cette règle. « L’attirance sexuelle n’est pas une inclination pour un autre être humain, s’indigne le même Kant dans ses Leçons d’éthique (1780), mais une inclination pour son sexe. » Sous prétexte qu’au lit, on se moque pas mal de la dignité humaine, le sexe est rejeté par Kant comme une activité non conforme aux exigences de la raison pratique. Tel n’est pas, de toute évidence, l’avis de l’un de ses contemporains, le marquis de Sade. Chez ce dernier, raison et liberté des mœurs vont de pair. Sade qui, du fond de son cachot à la Bastille, suit de près les mouvements d’idées de son siècle, pousse jusqu’à ses conséquences ultimes le rationalisme des Lumières. Il prolonge la philosophie agnostique et matérialiste de son temps en une leçon d’immoralisme. Si la science nous enseigne que Dieu n’existe pas et que nous obéissons aux seules lois de la nature, pourquoi faudrait-il réprimer nos instincts ? Chez Sade, non seulement la raison sert à faire le procès systématique des prétendues vertus chrétiennes, mais elle est de plus un instrument de domination érotique. Le libertin Dolmancé, dans La Philosophie dans le boudoir (1795), sait parler, il argumente à la perfection. Ainsi, il subjugue et soumet à ses caprices l’ingénue Eugénie : « Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous ; rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil de nous délecter, n’importe aux dépens de qui. » Sade voit au-delà du moralisme désincarné d’un Kant : si la diffusion des Lumières a été un moteur d’émancipation et de progrès, le rationalisme, qui a permis à l’Occident d’asseoir sa domination tant symbolique que technique sur tous les continents, sert directement les intérêts de celui qui l’emploie.