Lou Andreas-Salomé : esprit libre sur grand écran

« Je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrai jamais constituer un modèle pour qui que ce soit ; mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra », écrivait Lou Andreas-Salomé (1861-1937) dans une lettre écrite à 21 ans et reproduite dans son autobiographie, Ma vie. De cette détermination éprise de liberté, la cinéaste allemande Cordula Kablitz-Post a tiré un film retraçant le parcours de cette intellectuelle, née sous le nom de Louise von Salomé le 12 février 1861, à Saint-Pétersbourg. Amie de Nietzsche, qui demande à l’épouser, de Rilke, dont elle devient la maîtresse, et disciple hétérodoxe de Freud, elle jouit d’une liberté extraordinaire.

Mêlant différentes époques de sa vie, la réalisatrice use du retour en arrière pour faire renaître les souvenirs évoqués par Lou Andreas-Salomé alors âgée de 72 ans, lorsqu’elle décide d’écrire ses mémoires, tandis que le nazisme étend son emprise sur l’Allemagne. Philosophe, poétesse et psychanalyste, elle élabore tout au long de sa vie une pensée de « l’intensité de la vie », cherchant à réveiller le « fonds primitif » de l’existence, ce « quelque chose qui est en nous, qui brûle du feu de la vie, qui exulte et veut jaillir ». Pour elle, dans l’amour ou dans la création, l’individu cherche en permanence à renouer avec le Tout, s’accordant avec son élan vital primordial. Cet élan la mène de ville en ville, en Europe, et de bras en bras, entre ses amants. De Saint-Pétersbourg elle gagne Zurich, où elle rencontre Paul Rée ; Rome, où Nietzsche la séduit ; puis Berlin, Paris, Vienne et Munich, où elle rencontre Rilke, avant de poursuivre son voyage.

Femme parmi les hommes

Cordula Kablitz-Post suit ce parcours de façon historique, faisant de Lou Andreas-Salomé une femme indépendante, amoureuse et libre, sans trop aborder son œuvre de philosophe et de psychanalyste. Si le film manque d’un angle et d’une véritable tension dramatique, il dessine néanmoins les contours d’une femme déterminée bien qu’ambiguë, « femme parmi les hommes » sans être vértiablement féministe, partisane d’un « mariage sans sexualité », d’une « maternité sans procréation », et d’un « inconscient sans pulsion de mort ». Comme le souligne le philosophe Dorian Astor, auteur d’une biographie (Gallimard, 2008), « en elle deux conceptions concurrentes de la femme. D’un côté, elle postule une nature ou un éternel féminin définis par la maternité, et, de l’autre, elle affirme une construction du sujet féminin historique, qui finit par créer une “seconde nature” ». Cependant, Lou Andreas-Salomé affirme « face à Freud, une certaine supériorité psychique de la femme. Moins en conflit œdipien avec le père que le garçon, le surmoi de la jeune fille est moins puissant, et implique une moindre sublimation des pulsions dans les productions culturelles. Chez la femme, “l’esprit est sexe et le sexe, esprit” (Journal d’une année) ; sa “force érotique” irrigue toutes les formes relationnelles et culturelles d’une santé supérieure. Or, dans les périodes où la culture et ses progrès illusoires finissent par rendre littéralement malade en faisant peser sur les instincts des contraintes excessives, la femme s’avère moins névrosée que l’homme, et plus apte au bonheur. »

D’abord tentée par le film documentaire, mais découragée par l’absence d’images, d’interviews ou de traces laissées par Lou Andreas-Salomé – elle brûle une grande partie de ses œuvres en prévision de l’avancée des nazis – , la cinéaste a finalement réalisée une fiction documentée, manquant cependant d’ampleur dramatique et de perspective idéologique. Il reste qu’elle braque utilement le projecteur sur ce modèle d’esprit libre, dont le nom sonne comme une promesse mais dont l’existence demeure un mystère.