Libérez-nous du courage

“Chaque fois qu’une femme parle, on lui dit : “Vous êtes très courageuse.’”, affirme Hélène Devynck. Dans son livre Impunité (Seuil) qui paraît vendredi, cette journaliste raconte notamment son viol par Patrick Poivre d'Arvor en 1993. Et si, s’interroge elle aussi Victorine de Oliveira dans son billet, louer le courage de la prise de parole des femmes occultait les violences dont elles ont été victimes ?

« “Chaque fois qu’une femme parle, on lui dit : ‘Vous êtes très courageuse.’ Chaque fois cela me gêne… Le courage suppose d’affronter un danger. C’est comme si, socialement, on admettait qu’il est dangereux de dire la vérité” : ces mots sont ceux de la journaliste Hélène Devynck lundi dans Libération. 

Dans l’interview qu’elle accorde au quotidien, Hélène Devynck raconte le long processus qui l’a menée à porter plainte en 2021 contre Patrick Poivre d’Arvor, qu’elle accuse de l’avoir violée en 1993. Bien que son affaire ait été classée sans suite par la justice – car prescrite –, Hélène Devynck continue de s’exprimer sur le sujet, notamment dans un livre, Impunité (Seuil), à paraître vendredi. Et de pointer du doigt la perversité de l’accueil médiatique réservé à la “libération de la parole des femmes”, comme on dit. “Les femmes doivent parler”, martèle-t-on doctement sur les plateaux de télévision, au sein des comités d’entreprise ou des partis politiques. “Mais…”

Le sceau du courage est notamment des plus empoisonnés. S’il héroïse, il condamne dans le même temps à la solitude d’un combat qu’on loue d’autant plus qu’on ne s’en sent pas nécessairement solidaire. Car le courageux (ou la courageuse, en l’occurrence) affronte le plus haut des périls : la mort. La référence est éculée, mais il faut y revenir pour bien saisir la lassitude d’Hélène Devynck, et avec elle celle de toutes les femmes victimes de violences sexuelles. Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote classe le courage dans la catégorie des “vertus morales particulières”, essentielles à une vie bonne. Cependant, la description qu’il en fait ne semble concerner qu’une élite : “Devant quel genre de maux redoutables se révèle donc le courageux ? Ne sont-ce pas les maux les plus grands ? Nul en effet n’est plus apte que lui à faire front devant les maux les plus effroyables. Or le plus redoutable, c’est la mort, parce qu’elle constitue une limite et qu’il n’y a, semble-t-il, plus rien, quand on est mort, qui soit ni bon ni mauvais.” Le théâtre en est donc le plus souvent la guerre, un arrière-plan familier à l’époque d’Aristote.

Mais aujourd’hui ? Oui, louer le courage des femmes qui osent prendre la parole après une agression, c’est donc acter qu’elles risquent la mort – sociale ou réelle. Et occulter dans le même temps qu’elles l’ont parfois déjà risqué une fois, lors de leur viol ou de leur tentative de. De cet événement traumatique et dégueulasse, on dira en revanche qu’il est “présumé”, “supposé” – précaution juridique oblige. On prendra des pincettes, on se demandera pourquoi elle n’a pas réagi, giflé ou mordu l’agresseur, pourquoi tant de temps avant de porter plainte. Preuve que le mot ne veut plus rien dire, on ira même jusqu’à louer le “courage” de l’agresseur s’il prend la peine d’écrire un communiqué pour “s’expliquer”.

Je me souviens avoir croisé l’ancien animateur de TF1 plusieurs soirs lorsque je travaillais comme ouvreuse salle Pleyel, entre 2011 et 2014. Chaque fois, il venait accompagné d’une jeune femme, toujours différente, qui avait alors mon âge, pas plus de 25 ans. Dans l’équipe, c’était même devenu un sujet de plaisanterie. Après tout, il n’était pas la seule célébrité à orner son bras ainsi. Elles seraient presque une centaine à avoir été victimes du système weinsteinien qu’il semblait avoir mis en place, selon plusieurs témoignages que la justice traite désormais dans leur ensemble. Les femmes qui le dénoncent ne sont pas courageuses, elles n’en peuvent juste plus. Et nous avec. »

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