"Les Rolling Stones, une alchimie quantique", par Étienne Klein

« Les plus grands sont les plus grands. Et vous savez qui ils sont »

Keith Richards

Keith Richards a composé Gimme Shelter lorsqu’un orage s’est abattu sur Londres, un jour de l’automne 1968, soit peu de temps après l’écrasement du Printemps de Prague, l’assassinat de Martin Luther King et alors que la guerre du Vietnam continuait de faire rage. Voir et entendre aujourd’hui les Stones interpréter ce chef-d’œuvre sur fond d’images de villes ukrainiennes détruites par les bombardements de l’armée russe produit un effet bouleversant : l’histoire ne cessera-t-elle jamais de se répéter ?

Assister cet été à un concert des Stones, à Hyde Park, Lyon ou Paris, c’est découvrir qu’ils ont un point commun avec Albert Einstein, celui de nous avoir appris des choses décisives à propos du temps : le père de la relativité a démontré que le temps physique est relatif et non pas absolu, tandis qu’eux ont d’abord inventé une nouvelle façon d’être jeune, puis une nouvelle façon d’être vieux. Ils arriveraient même à nous faire croire que le cours du temps vécu serait en partie réversible, donnant ainsi empiriquement raison à Marcel Proust :

“Car l’homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d’années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à la portée tantôt d’une époque, tantôt d’une autre”

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu vol. 6 : Albertine disparue (1925)

Chacun connaît le problème du bateau de Thésée, ce navire qui était perpétuellement réparé et dont les sophistes d’Athènes se demandaient, au fur et à mesure que les pièces en étaient modifiées ou remplacées, s’il s’agissait encore du même bateau. Les Stones ont résolu l’affaire à leur manière : chaque fois que l’un de leur membre meurt (Brian Jones, Charlie Watts) ou les quitte (Mick Taylor, Bill Wyman), il est remplacé par un autre musicien dont l’arrivée ne change rien au fait que les Stones demeurent les Stones, comme s’ils incarnaient une forme suprême d’invariance adiabatique. Leur identité résiste en effet à tous les changements, notamment à ceux de leur apparence physique. Elle s’apparente en somme à celle d’un régiment qui a gardé le même nom et le même drapeau depuis des décennies, voire des siècles, alors que les noms des soldats qui le composent ont pu changer plusieurs fois. En réalité, elle est même bien plus solide, puisque deux des fondateurs, Mick Jagger et Keith Richards, sont toujours là, avec une énergie si débordante qu’on est porté à croire que la médecine ne fera guère de progrès tant qu’ils n’auront pas été autopsiés.

Et ils ont bien des choses à dire sur le sens de la vie, surtout Keith Richards. Dans un livre passionnant intitulé What Would Keith Richards Do? Daily affirmations from a rock’n’roll survivor (Bloosmbury USA, 2009), Jessica Pallington West explicite les systèmes philosophiques auxquels le célèbre guitariste fait référence dans ses interviews, se montrant tour à tour nietzschéen, spinoziste ou schopenhauerien. Quand on le voit sur scène, son rayonnement, sa joie d’être là, on devine que le gaillard, quasi octogénaire, a en effet compris deux ou trois choses au sujet de la meilleure façon de pactiser avec la condition humaine : une sorte de philosophie personnelle, dûment éprouvée ; un art de l’existence qui le rend si épanoui et si décontracté, lui, l’ex-toxicomane resté pendant trente ans à l’arrière-plan. Mais qu’a-t-il au juste si bien compris ? J’avance cette hypothèse : que tout instant vécu, dès lors qu’il se détache ostentatoirement du fond obscur de la mort, acquiert par là-même de l’éclat ; et qu’ainsi la pensée de la fin, par effet rebond sur l’incontournable échéance, vient en retour dynamiser la vie présente.

Cela paraît incroyable, mais l’âge moyen des Stones est plus élevé que celui des juges de la Cour suprême des États-Unis. Cette apparente inoxydabilité me les fait voir comme l’incarnation humaine de la non-séparabilité quantique. Toutes leurs aventures solos ont en effet été des désastres, aucun d’eux n’étant capable de porter à lui seul le halo symbolique qui entoure leur si durable formation. Mais en tant que groupe, ils forment une totalité qui est bien plus que l’addition de ses membres. Il y a à l’évidence une alchimie proprement stonienne : même s’ils ne se parlent pas, même s’ils ne se regardent pas, ils jouent comme si leurs instruments étaient intriqués les uns aux autres, comme corrélés à distance. Keith Richards l’a d’ailleurs formulé lui-même en ces mots : « Je ne sais pas comment ça a pu arriver, mais un lien s’est créé entre nous, qui tient toujours malgré tout le reste, comme un pacte très solide. »

Il est donc bien des situations où ni le temps ni l’espace ne font quoi que ce soit à l’affaire, et les Stones en sont la meilleure preuve à l’échelle macroscopique.