“Les idées changent-elles la vie ?”

Imaginez-vous, chère Constance, que je réponde par la négative à votre question dans les colonnes de Philosophie magazine ? Certaines idées – comme l’idée grecque du tragique, l’idée chrétienne de l’amour ou l’idée révolutionnaire de la liberté – semblent bien avoir changé le monde… Mais votre question mentionne la vie plutôt que le monde, et c’est vrai que notre existence personnelle est souvent impactée par la rencontre d’une idée. Par exemple, je me souviens avoir rencontré en classes de Terminale l’idée hégélienne de la liberté : ma vie en a été assurément changée, et notamment mon rapport à l’action, à la société, à la reconnaissance. Il a suffi que je rencontre cette idée pour sortir d’un coup de mon romantisme adolescent. Notons au passage que nous rencontrons souvent les idées en rencontrant en même temps des hommes et des femmes. Dans mon cas, la rencontre de cette idée hégélienne de la liberté est inséparable de celle de mon professeur de philosophie, devenu l’un de mes meilleurs amis. On peut rencontrer une idée de l’amour en rencontrant quelqu’un – une idée du polyamour, de l’amour pour la vie… – ou rencontrer une idée de la musique en écoutant une chanson. Et nos existences peuvent, en effet, s’en trouver bouleversées. Les idées changent nos vies, parce qu’elles sont partout, dans les livres et les discussions, mais aussi dans les chansons, les tableaux, les films… Une idée peut enfin changer notre vie en un autre sens : non pas au sens d’une idée générale (de l’amour, de la liberté…) ou d’un concept, mais au sens d’une idée qui vient quand on réfléchit et que l’on parvient à s’ouvrir à une nouvelle perspective : « Attends, j’ai une idée ! » Nous connaissons tous le plaisir de cette soudaine lumière, cette impression que tout s’ouvre d’un coup, qu’un horizon se dégage. Bien des situations se débloquent par la force d’une idée. Encore faut-il se rendre disponible à son surgissement : savoir douter, ne pas rester accroché à ses préjugés ou à ses opinions, ne pas tomber dans l’idéologie, s’ouvrir à d’autres points de vue que le sien, savoir écouter les autres… « L’opinion est du genre du cri », écrit Platon dans le Philèbe. Les idées changent la vie dès lors que les cris des opinions leur laissent un peu de place.