Lecture accompagnée de l’“Odyssée”, d’Homère (extraits)

Victorine de Oliveira publié le 7 min

L’éclairage de Barbara Cassin

ULYSSE. – Hélas ! En quel pays, auprès de quels mortels suis-je donc revenu ? chez un peuple sauvage, des bandits sans justice, ou des gens accueillants, qui respectent les dieux ?… qu’entends-je autour de moi ? des voix fraîches de filles ou des nymphes, vivant à la cime de monts, à la source des fleuves, aux herbages des combes ?… ou serais-je arrivé chez des hommes qui parlent ?…[1] Mais allons ! de mes yeux, il faut tâcher de voir !

Et le divin Ulysse émergea des broussailles. Sa forte main cassa dans la dense verdure un rameau bien feuillu qu’il donnerait pour voile à sa virilité. Puis il sortit du bois. Tel un lion des montagnes, qui compte sur sa force, s’en va, les yeux en feu, par la pluie et le vent, se jeter sur les bœufs et les moutons, ou court forcer les daims sauvages, jusqu’en la ferme close attaquer le troupeau ; c’est le ventre qui parle. Tel, en sa nudité, Ulysse s’avançait vers ces filles bouclées : le besoin le poussait… Quand l’horreur de ce corps tout gâté par la mer leur apparut, ce fut une fuite éperdue jusqu’aux franges des grèves. Il ne resta que la fille d’Alkinoos : Athéna lui mettait dans le cœur cette audace et ne permettait pas à ses membres la peur. Debout, elle fit face…

Ulysse hésita : ou bien supplier cette fille charmante en la prenant aux genoux, ou bien sans plus avancer n’user que de paroles douces comme le miel ? Il pensa tout compté que mieux valait rester à l’écart et n’user que de paroles douces comme le miel : l’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein de profit.

ULYSSE. – Je te genouille, maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle.[2] Déesse, chez les dieux, maîtres des champs du ciel, tu dois être Artémis, la fille du grand Zeus : la taille, la beauté, l’allure, c’est elle !… N’es-tu qu’une mortelle, habitant notre monde, trois fois heureux ton père et ton auguste mère ! trois fois heureux tes frères !… […]  Jamais mes yeux n’ont vu pareil mortel, ni homme ni femme, le respect me tient quand je te regarde, à Délos un jour près de l’autel d’Apollon j’ai perçu ainsi une jeune pousse de palmier qui montait. […] Tout comme en le voyant, je fus en mon cœur saisi de stupeur longtemps, car jamais rien de tel n’était monté d’un arbre de la terre, ainsi toi, femme, je t’admire, je suis saisi de stupeur, j’ai terriblement peur de prendre tes genoux.[3] […]

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