“Le tragique de l’histoire” : pourquoi Macron reprend cette expression
« Face au retour du tragique dans l’histoire, l’Europe doit s’armer non pas par défiance vis-à-vis des autres puissances, non, mais pour assurer son indépendance dans ce monde de violence », déclarait récemment Emmanuel Macron devant le Parlement européen. Ce n’est pas la première fois qu’il utilise l’expression, « tragique de l’histoire ». En 2018 déjà, il affirmait : « Les démons anciens resurgissent, l’histoire menace de reprendre son cours tragique. » À quoi fait référence cette expression ? Éléments de réponse avec Aron et Jankélévitch.
- L’idée de tragédie de l’histoire entre dans l’imaginaire collectif en 1979, lorsque Jean-Paul Sartre et Raymond Aron se rendent à l’Élysée pour demander à Valery Giscard d’Estaing d’accueillir en France les boat people vietnamiens. Ils réclament 3 000 visas, le président leur en concèdera 1 000. Aron lâchera ces quelques mots à la suite de l’entrevue : « Ils ont oublié que l’histoire est tragique. » L’historien et philosophe s’en expliquera deux ans plus tard, dans Le Spectateur engagé (1981) : « J’ai écrit souvent que Giscard d’Estaing, qui est un homme très intelligent, très instruit, est en même temps un homme irénique, c’est un homme de la paix. Quand vous écoutez ses discours, vous avez toujours le sentiment que tout peut s’arranger par négociations, compromis, en étant raisonnable. À peu près jamais, il ne donne le sentiment qu’il y a, dans le monde où nous sommes, des conflits probablement inexpiables, qu’il y a le risque, le danger des tragédies. »
- Quel sens Aron donne-t-il au mot tragédie ? Dans ses Mémoires (1983), il écrit : « L’histoire de l’humanité est jonchée de cultures mortes, parfois même évanouies de la mémoire des vivants. L’histoire fut tragique pour les Indiens, pour les Incas, pour les Aztèques. Qui en doute ? » La tragédie vient de ce que l’inévitable semble pouvoir advenir. L’histoire a un caractère absurde et contingent, où la possibilité d’un déferlement de violence, d’une résurgence insensée du mal n’est jamais dépassée : « Tragique, la nécessité de fonder la sécurité sur la menace de bombardements nucléaires ; tragique, le choix entre l’accumulation d’armes classiques et la menace nucléaire ; tragique, la destruction de vieilles cultures par la civilisation industrielle. » Chez Aron, la tragédie se démarque de son sens grec et théâtral originel – celui d’un destin conduisant inexorablement vers la mort. Il s’agit plutôt d’un déchirement de l’histoire qui n’a proprement aucun sens. Nous ne pouvons que « faire avec » le mal.
- À n’en pas douter, Macron connaît la rencontre de Sartre et Aron face à Giscard. Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’il reprend à son compte l’expression d’Aron. Car, de tous les président de la Cinquième République, c’est à Giscard qu’il est le plus souvent comparé : président jeune, conciliateur, optimiste – bouleversant certains codes et soucieux de mener des réformes. La référence à la « tragédie de l’histoire » peut être interprétée comme une manière de se dissocier de ce double. La référence au caractère « inexpiable » – le terme est aussi utilisé par Aron – de la colonisation, et la récurrence, dans ses discours, de l’idée de « risque », participe d’une même logique. Le président se veut un homme sérieux ; il a pleinement conscience du sérieux de l’histoire.
- Pour autant, a-t-il vraiment entendu le message de l’historien ? En 2018, l’actuel président confessait : « Paradoxalement, ce qui me rend optimiste, c’est que l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique. L’Europe ne sera plus protégée comme elle l’a été depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite. Notre paysage familier est en train de changer profondément sous l’effet de phénomènes multiples, implacables, radicaux. Il y a beaucoup à réinventer. Et dans cette aventure, nous pouvons renouer avec un souffle plus profond, dont la littérature ne saurait être absente. » La tragédie de l’histoire est, dans la bouche du président, une occasion ! La présence palpable du péril annoncé peut selon lui faire sauter les digues et aider les sociétés à se transformer pour le meilleur.
- Fidèle à son « en même temps », Macron laisse donc penser qu’il y a, dans le négatif du « tragique », aussi du positif. Le retour du tragique se révèle une promesse d’« aventure » (Macron le dit lui-même) : une tragédie mise en scène, donc mise à distance. L’aventure se caractérise par un détachement presque ludique, comme le montre Jankélévitch dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux (1963) : « Pour qu’il y ait aventure, il faut être à la fois dedans et dehors : celui qui est dedans de la tête aux pieds est immergé en pleine tragédie ; celui qui est entièrement dehors, comme un spectateur au théâtre. […] Si vous supprimez l’élément ludique, l’aventure devient une tragédie. » Macron joue au sérieux, il joue à la tragédie dans une aventure qui, note Jankélévitch, est toujours en « première personne ». « Je prends mon risque », aime à dire le président. Mais la conscience tragique, en son sens politique, n’est-elle pas un souci réel du monde, plutôt qu’une équipée individuelle au sein de celui-ci ?
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