Dominique Schnapper : “Zemmour joue du fait d’être juif pour tenir des propos d’extrême droite”

Que vous inspire la situation politique et sociale actuelle ?

Dominique Schnapper : Je commencerais par noter la fragilité des démocraties européennes. Les crises d’antisémitisme sont toujours le signe d’une crise de la démocratie, et réciproquement. Rappelez-vous les année 1890 ou les années 1930. Après la Seconde Guerre mondiale, avec la découverte de la Shoah, on pensait que l’antisémitisme politique allait définitivement disparaître. Certaines personnes resteraient animées par des préjugés antijuifs, mais il était impensable que l’expression politique refasse surface. Et pourtant ! Or aujourd’hui, on assiste à des revendications personnelles, culturelles et identitaires qui remettent en question les principes de citoyenneté et le civisme. Quand la démocratie est forte, c’est-à-dire quand les principes du civisme sont fortement installés, les « passions naturelles » – les préjugés à l’égard des étrangers ou des Juifs – peuvent être régulées. Mais quand la République et la citoyenneté s’affaiblissent, ces passions qu’on peut aussi appeler des « passions tristes » ne sont plus contrôlées. Il existe un lien nécessaire entre la condition des Juifs et la démocratie.

“Les crises d’antisémitisme sont toujours le signe d’une crise de la démocratie, et réciproquement” Dominique Schnapper

À ce titre, comment voyez-vous la figure de Zemmour, lui qui semble justement colporter ces préjugés à l’égard des étrangers en même temps que dans ses meetings, il se présente comme un “Juif berbère” issu d’une famille modeste ?

Tout d’abord, il ne faut pas tenir compte du fait qu’il soit juif, bien qu’il en joue lui-même. Si Jean-Marie Le Pen avait tenu les mêmes propos que lui sur la Seconde Guerre mondiale, tout le monde aurait été scandalisé, et à juste titre ! Mais comme il est juif, on est gêné. Le problème, c’est ce qu’il dit, et pas le fait qu’il soit juif. Quand Le Pen tenait des propos abjects dans les années 1980 (par exemple, le fameux « détail » des chambres à gaz), les journalistes ne voulaient plus le recevoir ; certains refusaient de lui serrer la main ou ne l’interrogeaient que sur le mode de l’invective. L’atmosphère générale, de ce point de vue, a changé. Les idées de Zemmour remettent au goût du jour le courant de pensée maurassien (Charles Maurras fut une figure de l’extrême droite identitaire du début du XX^e siècle ainsi qu’un virulent antisémite). Ce courant refait surface alors qu’on pensait qu’il avait disparu avec le Seconde Guerre mondiale, ce qui n’a pas l’air de gêner grand monde. Les Juifs eux-mêmes sont partagés : d’un côté, ceux qui sont les plus cultivés, diplômés et bien installés lui sont majoritairement hostiles, alors qu’en revanche, le « petit peuple » est nombreux à le rejoindre et à partager son ressentiment. Parmi les Français originaires d’Algérie [les pieds-noirs], ce ressentiment est sans doute lié à leur rapatriement forcé et douloureux, lors de l’Indépendance du pays en 1962, alors que le décret Crémieux de 1870 leur avait accordé la citoyenneté française. Il faut lutter contre ce que dit Zemmour : il passe pour être un historien, un homme très cultivé, etc. En réalité, il n’en est rien ! Ce qu’il raconte sur la guerre, Vichy ou les Juifs, est faux. Les historiens l’ont démontré. Je me souviens d’une conversation avec mon père en 1972, lors de la publication du premier livre de Robert Paxton qui met au jour la responsabilité de l’état vichyssois dans la déportation des Juifs. Il m’avait dit : « Voilà, on a maintenant la démonstration historique de ce qu’on analysait politiquement. » Depuis lors, un autre document a démontré le rôle personnel de Philippe Pétain dans la rédaction du statut des Juifs.