Le RN, toujours antisémite ?
« Hier, à Paris, j’ai croisé une manifestante contre l’antisémitisme, drapeau français à la main, parler de quelqu’un qui avait “une tête de métèque”. Je ne sais pas dans quel contexte ces mots insultants ont été prononcés, et je ne connais pas l’affiliation politique de la locutrice, mais cela m’a brutalement rappelé qu’on pouvait défiler contre l’antisémitisme tout en étant raciste. On peut désormais aussi être membre du Rassemblement national et participer à une marche républicaine contre l’antisémitisme. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen serait-il donc totalement sorti de la haine ou du mépris des Juifs ?
On sait que Marine Le Pen, depuis qu’elle est à la tête du RN, affirme l’avoir purgé de toute trace d’antisémitisme. Sa présence à la manifestation organisée par le Crif le 9 octobre ainsi qu’à celle de dimanche sonne ainsi comme une immense victoire politique. Le stigmate est effacé. Qu’est-ce qui, alors, fait grincer des dents ? L’antisémitisme serait-il toujours présent au Rassemblement national ? Et si oui, sous quelle forme ? Voici plusieurs réponses possibles – avec la mienne à la fin.
Première hypothèse : Marine Le Pen a remplacé la haine du Juif par celle du musulman ou du migrant extra-européen. Puisqu’il faut bien une identité à détester dans un mouvement nationaliste, autant se débarrasser d’un antisémitisme devenu insupportable à une large majorité de la population et concentrer ses feux sur une religion mal connue, en l’associant à l’insécurité, l’immigration, le terrorisme, le sexisme et… l’antisémitisme. Dans leurs déclarations, Marine Le Pen ou Jordan Bardella dressent par petites touches le portrait de leur ennemi : c’est le délinquant, l’islamiste, le fils d’immigrés ou le migrant qui déteste la France. Ce discours marche plutôt bien par les temps qui courent. Par ce moyen, le RN entend d’ailleurs s’attirer la sympathie des Juifs français anti-Arabes ou anti-musulmans. Raison de plus pour se poser en adversaire de l’antisémitisme. Mais, s’il est certain que l’islamophobie est devenue le premier vecteur raciste du parti de Marine Le Pen, cela n’empêche aucunement que l’antisémitisme y subsiste, chez certains de ses militants ou de ses électeurs, ou qu’il réapparaisse plus tard.
Deuxième hypothèse : un parti qui a été antisémite ne peut pas en être totalement délesté. C’est l’idée d’un antisémitisme par héritage. J’avoue que je ne suis pas convaincu par cette idée. Marine Le Pen s’est fâchée avec son père parce qu’il s’obstinait dans ses allusions antisémites. Elle fait tout depuis plus de dix ans pour éviter que les dirigeants de son parti ne glissent sur une provocation, une insinuation ou une mauvaise blague antisémite. L’identité d’un parti peut évoluer. Aujourd’hui, Giorgia Meloni, qui vient du néofascisme, est une dirigeante ultra-conservatrice, mais pas fasciste.
Cela veut-il dire que le RN s’est vraiment nettoyé de tout antisémitisme ? Je ne le crois pas. C’est la troisième hypothèse – celle d’un antisémitisme subliminal. L’idéologie de Marine Le Pen est claire : le camp “national” lutte contre le “mondialisme”. Le mondialisme est, selon elle, une vision du monde et un processus qui visent à étouffer le peuple français entre les “nomades d’en bas” et les “nomades d’en haut”. En bas, ce sont les immigrés et les migrants, qui viendraient bouleverser notre mode de vie en amenant tous les dangers déjà cités. Mais les responsables de cette réalité sont les nomades d’en haut, la classe supérieure et cosmopolite des vainqueurs de la mondialisation. Ils organisent l’immigration de masse car elle favorise leurs intérêts économiques – avec une main-d’œuvre étrangère à bas prix. Ce sont eux qui soumettent la nation aux décisions de la bureaucratie européenne, aux lois de la finance mondialisée, à des politiciens opportunistes et corrompus. Et comme ils ne sont pas enracinés dans les nations, les mondialistes se fichent éperdument de la transformation culturelle que les immigrés et les musulmans feraient subir au pays. Mais qui sont ces affreux mondialistes ? Les grands chefs d’entreprise, les banquiers, les hommes de pouvoir, les intellectuels médiatiques, les groupes de pression (je ventriloque toujours les discours du RN). Lorsque j’enquêtais sur l’idéologie du parti de Marine Le Pen, j’ai assisté à plusieurs de ses meetings. Dans les parties de ses discours où elle s’en prenait aux mondialistes, elle faisait huer Dominique Strauss-Kahn, Bernard Henri-Lévy, Édouard de Rothschild, Jacques Attali. Ceux qui n’aiment pas la finance ni le capitalisme, sans être le moins du monde antisémites, applaudissent. Mais les sympathisants antisémites, persuadés que les Juifs tiennent l’économie et la politique mondiale, également – et sourient d’aise.
Marine Le Pen ne peut être accusée d’aucune déclaration antisémite. Mais dans sa vision du monde, elle laisse sciemment une place aux théories sur le pouvoir occulte des Juifs. L’antisémitisme, au RN, est une structure absente, un vide que chacun peut remplir suivant ses passions. C’est très habile. Et c’est grâce à cette virtuosité idéologique que ce parti peut à la fois participer à la manifestation de dimanche et donner à certains de ses membres de quoi assouvir leurs fantasmes antisémites. »
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