“Le Méridien”: Nicolas Bouchaud et le souffle de Paul Celan
« Jouer, c’est creuser une inquiétude », nous confiait Nicolas Bouchaud. L’acteur s’empare du Méridien, un texte prononcé par Paul Celan en 1960 à l’occasion de la remise du Prix Georg-Büchner (l'équivalent du Goncourt dans les pays de langue allemande). Il le reçoit en Allemagne, partagé entre « la tentation et l’affliction ». Car le poète juif de langue allemande, né en Roumanie, a vu sa famille disparaître durant la guerre. S’inquiétant dans ce discours de ce que peut la poésie, il répond à Theodor Adorno, un lointain cousin d’écriture, qui a jeté avant lui ces mots désespérés dans un article écrit en 1949 intitulé « Critique de la culture et société », repris dans Prismes : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Paul Celan adopte l’exact contre-pied, déclarant ne pas voir « de différence entre une poignée de main et un poème ».
Nicolas Bouchaud prend le poète au mot et il tend la main au spectateur. Cette large main d’acteur et de poète, il l’a tendu d’abord à une adolescente de son entourage qui lui adressait cette question simple et désarmante : pourquoi Rimbaud ? pourquoi la poésie ? Parce que c’est beau. Pourquoi ? Drôle de question, si difficile. Nicolas Bouchaud a conçu la mise en scène du Méridien en guise de réponse par l’expérience, montrant comment la poésie dessine un point de mire dans l’expérience, par-delà le beau et le laid et comment elle invente une brèche élargissant l’existence.
Ni discours ni bavardage : l’acteur se tient tout entier face au public pour exprimer la beauté du geste poétique, le répétant à l’envi jusqu’à maîtriser le mouvement et le sens de cette contre-parole posée par Celan comme un acte de liberté. Le poème, écrit-il, est ce « bref moment dans la respiration où le flux respiratoire s’inverse et repart dans l’autre sens ». Autrement dit, un « tournant de souffle », une renverse dont l’acteur comme le poète a fait sa respiration. Nicolas Bouchaud nous entretenait de cette expérience à laquelle chaque comédien est confronté : « Dès qu’on dirige des acteurs, c’est le mot qui vient le plus tôt : “Respire”. C’est la chose qu’on oublie le plus vite. La rappeler c’est comme prodiguer un soin. »
De respiration, ce spectacle luxuriant, bruissant et buissonnant ne manque pas. Ni de souffle. Le comédien en fait sa ligne de conduite, magnifiant le geste du poète, avançant avec souplesse dans les méandres du texte, déliant les résistances, éclairant les obscurités, ou plutôt rehaussant l’obscur, jusqu’à faire jaillir la lumière. D’un pas de danseur, il suit la ligne courbe de ce méridien. Cet arc de cercle imaginaire mène d’un monde à l’autre en dessinant une « cartographie intérieure ». Il relie les maîtres de Georg Büchner à Walter Benjamin en passant par Pascal ou Frantz Kafka. En chemin, Celan fait aussi hommage à Nicolas Malebranche. Il le cite pour rappeler que « L’attention est la prière naturelle de l’âme ». C’est peu dire que le spectacle en requiert : de la concentration pour ne pas perdre le fil et de la présence pour le spectateur ainsi que pour l’interprète, intimement convaincu qu’être « acteur n’est qu’affirmer la non-assurance d’être soi, et faire comme si tout s’inventait à chaque geste. » Et tout s’invente en effet, à mesure que Nicolas Bouchaud déroule l’acte poétique comme une performance, ravivant la parole de Celan.
Après Maurice Blanchot, que Nicolas Bouchaud se plaît à citer – « L’homme est l’indestructible qui peut être infiniment détruit » – et après Paul Celan, l’acteur écrit sur les cendres. Pas des cendres éteintes, inertes ou métaphoriques, mais de celles qu’il répand en crevant un sac et que ses gestes balaient pour y inscrire de la pensée en acte. « Le poème va d’une traite au-devant de cet autre qu’il suppose à même d’être rejoint », note Celan dans Le Méridien. Comme l’a montré le philosophe Emmanuel Levinas, dans une préface à ce texte intitulée Paul Celan, de l’être à l’autre, ce mouvement d’ouverture à autrui institue le dialogue comme un horizon antérieur de toute expérience. La reconnaissance de l’importance et de la vulnérabilité de l’autre, dans le face à face, n’est-elle pas, pour Levinas, le premier geste éthique, sinon philosophique ? Elle est pour Nicolas Bouchaud le cœur de toute expérience théâtrale, fondée sur l’aménagement d’une hospitalité. Celle-ci relève « d’une disponibilité et d’une connivence discrète et secrète entre l’acteur et le spectateur. Il faut jouer avec la conscience que cette confiance peut se briser à chaque instant, qu’elle n’est jamais acquise. Être acteur, c’est être disponible, se rendre disponible. Il faut créer un espace d’hospitalité avec la salle. »
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